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Coups dans le vide


Vous je ne sais pas, mais moi je suis abonné au Monde depuis Sciences-Po – même si je ne les ai pas tous gardés.

Depuis quelque temps, ça me donne même droit pour le même prix (enfin, j’espère !) à un supplément du week-end. Après divers tâtonnements, les créatifs de la maison se sont arrêtés sur un titre sobre et de bon goût : « Le Monde Magazine ». Le reste, hélas, est à l’avenant, c’est-à-dire prévisible. Mais feuilletons ensemble, si vous le voulez bien, ce « Monde Mag », comme personne ne l’appelle familièrement. Allez, juste une fois !

Entre banalités et vieux préjugés du progressisme

En « une » bien sûr, « le dossier de la semaine » : toujours un sujet sociétal de fond, genre Ces jeunes qui ne veulent plus grandir, Ces vieux qui ne veulent plus mourir, Cette planète menacée par un danger planétaire ou, pire encore, Ce Front national qui n’a toujours pas changé…
Tout Le Monde est là, si j’ose dire, en plus superficiel, entre banalités déjà lues partout et vieux préjugés d’un progressisme en pleine régression.
Pour être juste, l’ensemble est impeccablement rubriqué. Il y a « Le reportage », d’abord, sans lequel il n’est pas de magazine digne de ce nom (hein, Causeur !). Depuis quelques mois, ça tombe assez souvent sur « la révolution tunisienne » sous toutes ses coutures (bilan, perspectives et « focus » déclinables à l’infini). Mais la « révolution de jasmin » n’est-elle pas le laboratoire avancé où se joue l’avenir du « printemps arabe » c’est-à-dire, vu des salons « mondains », quelque chose comme le destin de l’humanité ?

Et puis il y a « L’enquête », a priori moins touristique que « Le reportage ». N’empêche : notre magazine n’hésite pas à franchir le périph’ pour peu qu’un scoop en vaille la peine (« Courchevel, ghetto de riches »).

Quant au « Portfolio », assez banalement, il est composé de photos, commentées quand même pour qu’on comprenne. Ca peut s’avérer utile, moins pour « le Japon dévasté » que pour l’œuvre du « plasticien-chinois-provocateur-emprisonné » Ai Wei Wei – dont le nom dit assez les tourments qu’il doit endurer.
D’autant plus que tout ça est nouveau pour lui ! Avant d’être arrêté le 3 avril dernier pour « crime économique » (?), Ai circulait librement depuis trente ans, exposant dans toutes les capitales du monde son œuvre, « inspirée par Duchamp » mais plus proche quand même de la bande à Jeff Koons.

Audace, détournement et provocation

Qu’importe ! Notre magazine tient là un nouveau martyr, élevé d’office au grade d’ « emblème de liberté artistique emprisonnée ». Toute son œuvre n’est qu’audace, détournement et provocation à l’égard des autorités chinoises, savez-vous. Ainsi de cette série photographique intitulée « Etude de perspective » (1995-2003) : des doigts d’honneur espièglement posés devant les monuments les plus célèbres du monde – la place Tiananmen bien sûr, mais aussi la Tour Eiffel et la Maison-Blanche… « Difficile de se méprendre sur le sens de l’image », commente le journaliste. Ah bon ?

« Artiste total », comme tout le monde aujourd’hui, Ai maîtrise aussi les installations, assemblages et autres performances. Dans l’une d’elle on peut voir l’artiste « laissant tomber une urne de la dynastie Han » (c’est le titre de l’’œuvre). Subtile attaque contre le régime chinois actuel ? Sans aller jusque là, notre hebdo risque l’hypothèse iconoclaste de rigueur : « une réflexion sur le rapport de l’art à l’histoire et à l’authenticité ». Pourquoi pas ?, puisqu’on peut dire n’importe quoi.

À propos, je ne vais pas vous faire tout le magazine page à page ! Passons enfin au meilleur, que je vous ai gardé pour la fin même s’il se trouve au début : l’éditorial. S’il y a un truc à ne pas rater dans Le Monde Magazine, c’est bien l’édito et pour cause : l’auteur, lui, ne le rate jamais.
Ca s’appelle « Les trois coups » et c’est signé Didier Pourquery. En fait de coups, le rédac-chef nous assène tour à tour trois opinions au sens large sur trois « actus » au sens étroit (ou l’inverse).

Dans le numéro du 4 juin que j’ai sous les yeux, exception culturelle pour le « Coup de blues » de Didier apprenant la mort soudaine de Michel Boujut. Moi aussi, sans le connaître et sans même avoir été de gauche, j’aimais bien l’écrivain et le cinéphile, sa liberté d’esprit et de ton. J’aime que sa date de naissance soit restée pour lui Le jour où Gary Cooper est mort – (titre de son dernier livre).
Mais justement ! J’ai beau chercher, je ne retrouve pas la modestie créative de Boujut chez son « copain » Pourquery. Ses « Trois coups » à lui c’est toujours du théâtre, même pour un éloge funèbre qu’il voudrait ému : « Michel est parti brutalement, trop tôt… » Au secours ! Quand un ami meurt c’est toujours trop tôt, Didier ! Soit tu as un nègre, soit ça ne t’est jamais arrivé.
Après ça, comment attendre du même éditorialiste plus de sincérité quand il s’agit juste de jouer à « gauche contre droite » ? Comme chaque semaine ou presque, les « coups » qu’il croit porter à ses ennemis, non pas de classe mais de clan, lui reviennent tout droit dans la figure, comme des boomerangs normaux.
Quelle vulgarité aussi de s’en prendre à un Luc Ferry déjà universellement accablé pour une faute somme toute vénielle ; en fait, juste une connerie ! Comment Pourquery a-t-il pu titrer ce paragraphe « Coup de pied », sans penser que l’on ajouterait aussitôt in petto « de l’âne » ?

Il faut imaginer non pas Sisyphe heureux mais Pourquery engagé

Mais le rédacteur en chef du Monde Magazine a l’esprit ailleurs : à travers Ferry il vise en fait le Figaro Magazine, dont son journal se rêve sans doute le concurrent. Ces gens-là n’avaient-ils pas déjà publié un « articulet » sur l’affaire évoquée par Luc ? N’étaient-ils donc pas coupables avant lui ? D’autant que le jour même, s’indigne Didier, le Figaro quotidien ne publiait « que deux brèves sur l’affaire Tron » !
Tron, dans la déclinaison pourqueryenne, rime avec « Coup de torchon ». Surtout ne voyez là aucune trace de populisme, même mélenchonien ; on sait se tenir, au Monde Magazine. Simplement Didier en a marre, en tant que citoyen : on nous a menti !, déclame-t-il. « Dans cette « République irréprochable » que le Président appelait de ses vœux », n’a-t-on pas vu démissionner successivement Joyandet, Blanc, Woerth, Alliot-Marie et Tron ?
Tout ça pour nous amener à sa chute, qui fait tomber Pourquery bien bas : « Depuis que la République a été déclarée irréprochable, finalement, pas mal de ministres ont sauté ! » La mauvaise ironie au service de la mauvaise foi : non seulement un vœu est le contraire d’un constat, mais comment progresser vers cette « République irréprochable » sans contraindre ainsi à la démission tous les ministres mis en cause, même à tort ?

C’est ce que fait Nicolas. Mais que ferait Didier ? Au fait, qu’est-ce qu’il veut Didier ? S’il essaye juste de garder son job, je comprends mille fois (les patrons, les fins de mois, les cadences infernales, la négritude même…).
Mais s’il était sincère jusque dans sa mauvaise foi ? Il faut imaginer non pas Sisyphe heureux, mais Pourquery engagé.
Engagé au sens où ça vous engage, pas au sens où ça vous a fait engager. Pas un simple CDI : la Ière Internationale ou le 2ème REP !
Pas évident, quand même… Les gens qui restent encore sérieusement attachés à des idées, ça se fait de plus en plus rare ces siècles-ci, surtout chez les décideurs, et notamment dans le beau Monde.

L’hypothèse la plus vraisemblable, c’est que le rédacteur en chef du magazine tienne plus à son boulot qu’à ses idées – et, en l’espèce, qui songerait à le lui reprocher ?
Il faut bien que Didier mange et, avec ou sans ses coups dans le vide, le Monde Magazine s’impose de toute façon comme l’« hebdo de référence » d’une classe dominante qui a perdu les siennes.



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