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Coup de panique identitaire


Anders Behring Breivik

Anders Behring Breivik est fou. La cause est entendue. Seul un fou peut tuer une centaine de personnes froidement, se faire photographier sur Facebook dans les tenues les plus extravagantes et exposer sur 1500 pages une vision du monde où le paranoïaque et le psychotique le disputent à l’obsidional. Mais alors c’est un fou tel que le définissait Chesterton : « Celui qui a tout perdu, sauf la raison. ». Car tout cela a été minutieusement pensé et organisé. De la ferme achetée pour masquer l’engrais qui servira à fabriquer la bombe jusqu’aux séances de musculation en passant par la vente de la Breitling, tout a été programmé pour le jour J de ce « loup solitaire » qui est allé puiser son modus operandi du côté des milices survivalistes américaines dont l’idole, Timothy Mc Veigh tua, le 19 avril 1995, 168 personnes à Oklahoma City dans l’explosion de sa camionnette au pied d’un immeuble fédéral incarnant l’Etat qui, c’est bien connu, est responsable de tous les maux.

Panique morale

Anders Behring Breivik a remarquablement choisi ses cibles : le quartier d’Oslo où se concentrent les principaux ministères et cette île d’Utoya où chaque année depuis 1950 se tient l’université d’été des jeunes travaillistes, c’est-à-dire peu ou prou ceux qui sont appelés à former la relève du parti de gauche actuellement au pouvoir. Il aurait voulu éliminer méthodiquement toute une génération de futurs cadres ou dirigeants dont les orientations ne lui convenaient pas, il ne s’y serait pas pris autrement.

De fait, Anders Behring Breivik est bien de son époque et, comme le remarquait déjà Baltasar Gracian dans l’Espagne du Siècle d’Or, « Les hommes, hélas, ressemblent plus à leur temps qu’à leurs pères ». Quel est donc le temps d’Anders Behring Breivik ? Le nôtre. Celui de la panique morale, et au bout du compte identitaire, telle que l’ont remarquablement définie Gaël Brustier et Jean Philippe Huelin dans Voyage au bout de la droite : « Une réaction disproportionnée de certains groupes face à des pratiques culturelles ou personnelles, souvent minoritaires, jugées déviantes ou dangereuses pour la société ».

Ces paniques, toute une série de partis, avec des fortunes diverses, s’en est emparé sans vergogne depuis une trentaine d’années partout en Europe, depuis que la crise interminable du capitalisme n’a cessé de plomber les économies occidentales avec le chômage de masse, le creusement délirant des inégalités et l’absence totale de perspectives pour la jeunesse. Or, si on peut moquer l’« indignation » candide de cette dernière et critiquer son absence de colonne vertébrale idéologique, on ne peut pas pour autant cette révolte infiniment moins mortifère que ce qui vient d’avoir lieu à Oslo. En fait, cette crise a pratiquement l’âge de Anders Behring Breivik. C’est très long. On m’objectera que la Norvège avec son pétrole, son PIB à 64 000 euros par tête de pipe et son fonds souverain, le plus élevé du monde, qui se monte à 400 milliards, n’est pas franchement frappée par ce dérèglement systémique.

La peur de la peur

Et alors ? On sait très bien que l’on craint davantage ce qu’on ne connaît pas. Ainsi, il y a pire que la peur : c’est la peur de la peur. Sinon, comment expliquerait-on que les scores du FN en France atteignent des sommets dans des villages alsaciens qui n’ont jamais vu l’ombre d’un Turc mais où la rumeur dit qu’à Strasbourg le drapeau vert de l’Islam flotte déjà sur la cathédrale.

C’est ce que croyait également Anders Behring Breivik, persuadé qu’Oslo en 2011, c’était Poitiers en 732. Il passait beaucoup de temps sur Internet qui est devenu la piste de jeu préférée d’une certaine parole « libérée », celle qui explique que tous nos maux ne viennent pas des dysfonctionnements de plus en plus flagrants du marché mais de l’islamisation rampante de nos sociétés. Sur fond d’auto-intoxication constante, des responsables politiques aussi pondérés qu’Angela Merkel annoncent en se couvrant la tête de cendres, l’échec du multiculturalisme. On a aussi vu cette idée relayée, au plus haut niveau de l’Etat, en France. Le problème, c’est que la France et la Norvège ne sont pas des sociétés multiculturelles. Ces craintes-là servent, comme on dit au poker, à amuser le tapis en se chauffant à blanc dans l’attente que l’économie et l’intégration repartent.

Le problème, c’est qu’Andreas Behring Breivik a perpétré son carnage explicitement au nom d’une lutte contre « le multiculturalisme pourri » et « l’islamisation de l’Europe ». Pour avoir paniqué, il a paniqué.

Est-ce à dire que toute personne critiquant le multiculturalisme et l’immigration se verra désormais opposer la figure de celui qui se qualifie lui-même fièrement de « monstre ». Faire un tel raccourci serait évidemment absurde et intellectuellement malhonnête , comme il est absurde et outrancier d’instrumentaliser le moindre fait-divers dans le 9-3 impliquant des noms africains ou maghrébins et de le transformer en prodromes de l’invasion islamique sans voir que la carte de la misère sociale a tendance à se confondre avec la carte des minorités ethniques.
D’ailleurs, hormis quelques agités du bocal identitaire, les partis qui relaient, incarnent et suscitent cette angoisse y croient-ils vraiment eux-mêmes ?

Le Parti du Progrès, mouvement d’extrême droite norvégienne dont Andreas Behring Breivik fut longtemps adhérent, a radicalement changé de ligne politique. Au fil des ans, il est passé d’un libéralisme conservateur à une défense acharnée d’un Etat Providence qui serait réservé aux Norvégiens de souche. Bien évidemment, toute coïncidence avec l’évolution du FN, passé avec armes et bagages du reaganisme à l’ouvriérisme social, ne serait pas fortuite.

Andreas Behring Breivik, qui a là aussi fait preuve de l’intelligence propre aux grands psychopathes, s’est rendu aux premières sommations. Il y aura donc un procès. On y rappellera sans doute, pour qu’il n’y ait pas eu près de cent morts pour rien, que selon le mot de Milton Friedman, « les idées ont des conséquences ».

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