L’image nous a tous marqués. Un tricorne noir, une moustache, un revolver brandi, des coups de feu, des députés sous les sièges, des huissiers à plat ventre. Au milieu des tirs, un homme demeure hiératiquement assis. C’est Adolfo Suárez, chef du gouvernement. Seuls deux autres font face aux militaires : le numéro 2 du gouvernement, l’ancien général Gutteriez Mellado et, dans les travées, assis et fumant une cigarette, le leader communiste Santiago Carillo. Curieuse ironie des circonstances que de voir le président du gouvernement, jeune pousse prometteuse d’une dictature crépusculaire, flanqué du vieux général franquiste qui a épousé la Transition en acceptant d’être vomi par ses pairs, recevoir l’aide de leur ennemi de toujours, l’historique opposant « rouge » de Franco.
L’Histoire plus inventive que le roman
Nous sommes le 23 février 1981 et un coup d’Etat se déroule en direct à la télévision espagnole. Pour le décrire et l’analyser, Javier Cercas revient, dans Anatomie d’un instant, sur ces brefs instants où tout aurait pu basculer. En s’en tenant à la seule description des gestes, de l’attitude, du comportement des trois principaux protagonistes présents dans l’enceinte de l’assemblée, il rend compte des mécanismes profonds qui agitent l’Espagne. N’y a-t-il pas plus grande leçon d’humilité pour un écrivain que de constater que l’histoire telle qu’elle se déroule est plus inventive et imaginative que le plus fécond des romans ?
Qui aurait pu imaginer que la résistance démocratique serait un jour personnifiée par une improbable troïka comprenant un ancien phalangiste, un général qui avait participé au pronunciamento de 1936 et un leader historique de l’anti-franquisme?
Il fallait que deux Espagne irréconciliables se rejoignent ce jour-là, au moins symboliquement, dans une attitude similaire de courage et de refus. Car ce qui se joue dans ces longues minutes où le patient travail de la Transition aurait pu être stoppé net, c’est précisément que le non-dit de la guerre civile agit dans l’esprit des vainqueurs et des vaincus d’alors, et leur intime à tous de sortir de l’ornière du passé pour sauver en ce mois d’hiver 1981 un système inscrit dans l’héritage de celui qui avait été détruit en 1936.
La force des trois acteurs principaux de ce drame respectant les règles du théâtre classique (unité de temps de lieu et d’action) est d’avoir depuis plusieurs mois privilégié la consolidation de la monarchie parlementaire par rapport au besoin légitime et impérieux de solder le passé, et ce, quitte à trahir chacun leur camp et leurs enragés respectifs. Il était trop tôt ou trop tard, c’est selon, pour envisager de revenir sur les années de guerre civile et d’examiner les responsabilités de chacun, l’heure était à l’affermissement d’un système à peine balbutiant.
Et pourtant dans les mois précédant ce 23 février, toute l’Espagne, engluée dans la crise et les difficultés, a conspiré contre Adolfo Suárez et son gouvernement jugé incapable et ce faisant, sans le savoir, contre la démocratie. Pour des raisons diamétralement opposées, la classe politique, les militaires, les médias ont imaginé ou appelé de leurs vœux un coup d’Etat au rabais qui aboutirait à la constitution d’un gouvernement de coalition nationale dont le président serait un militaire, meilleure des garanties dans un monde qui tangue.
Et voilà que ce golpe si souvent évoqué pour ne pas dire attendu, arrive enfin et se heurte à l’homme tant honni, Adolfo Suárez et à son soutien le plus inattendu en la personne du secrétaire général du Parti communiste, un peu comme si l’histoire en bégayant s’était cognée aux fantômes d’une époque révolue qui lui auraient dit « Basta ya ! ». Le Roi mettra un terme à cette aventure en prenant la parole et en rappelant l’armée à l’obéissance au pouvoir civil.
L’Histoire comme digression intelligente
À lire les commentaires subtils mêlant l’analyse de l’époque, la remise en perspective du jeu politique du moment, les ambitions des uns, les motivations des autres, la psychologie des principaux acteurs du drame, que ces quelques heures ont inspirés à Cercas, on est pris de vertige. Ce coup d’Etat avorté nous semblait, vu de France, comme anecdotique par son impréparation d’amateur, et comme bref et fugace par sa narration télévisuelle. Il prend soudain une consistance, une gravité insoupçonnées sans que jamais nous soit offerte une explication définitive et unique. Il n’y a pas dans ce livre de thèse ni d’enseignement édifiant à l’usage des démocraties en danger, mais une description méthodique de la complexité du réel, de la multiplicité des causes et des conséquences. La dimension jouissive d’une telle lecture est d’accueillir chaque explication supplémentaire avec la joie enfantine de voir un nouvel engrenage ajouté avec succès au mécano qui se construit sous nos yeux.
Javier Cercas éprouve la même inquiétude que Laurent Binet[1. Dans son livre Hhhh relatant l’attentat contre Heydrich, édition Grasset] à propos du traitement de l’histoire par la fiction. Comme lui, il veut discourir du fait historique sans se l’approprier au travers d’un personnage inventé, de façon subjective, mais en l’examinant sous toutes ses coutures.
En un sens, ces deux auteurs sont l’antithèse de Jonathan Littell qui fait déambuler dans un décor de connaissances livresques un être de fiction censé mettre en perspective et animer tout le matériau brut de la réalité. Pour dire les choses de façon plus prosaïque, je me suis copieusement ennuyé à la lecture des Bienveillantes où je n’ai rien appris que je ne sache déjà mais où j’ai dû, en plus, me coltiner les longues et interminables digressions psychologiques du nazi décrit comme un esprit amoral complaisamment morbide. Avec Anatomie d’un instant de Javier Cercas j’ai eu du plaisir à lire et à apprendre l’histoire au travers d’une digression intelligente.
Peut-être faut-il en conclure que l’histoire est un sujet suffisamment sérieux pour qu’on le confie aux romanciers. Mais seulement aux bons.
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