L’exposition « Côté jardin, de Monet à Bonnard » réunit pour la première fois les œuvres d’artistes que tout opposait, les nabis et les impressionnistes. Elle nous permet aussi de retrouver le chemin des musées et le somptueux écrin de Giverny.
On entend déjà grogner au loin les ronchons : « Encore l’impressionnisme ! » Oui, et alors ? Pour attirer les touristes et remplir les caisses des musées qui sortent d’une mauvaise passe, mieux vaut Pissarro que Poussin, Le Nain ou Georges de la Tour (peut-être nos plus grands peintres). Mais la démagogie et l’appât du gain ne sont pas la tasse de thé de Cyrille Sciama, conservateur en chef du patrimoine et directeur général du très méconnu musée des impressionnismes, créé en 2009 à Giverny, à proximité de la maison de Monet. Ce mélomane érudit voue un culte au grand pianiste Alfred Brendel (dont le portrait orne son bureau) et l’exposition qu’il vient d’inaugurer dans son musée, il l’a méditée et préparée pendant des années. « Le projet de cette exposition traînait dans un carton depuis longtemps, raconte-t-il. Le fait que beaucoup de Français aient adopté le jardin comme un refuge, et aient quitté leur appartement pour aller vivre à la campagne pendant la pandémie, m’a fait soudain prendre conscience de son actualité : c’était le moment ou jamais ! Ce que j’ai voulu montrer, c’est que le jardin, de 1870 à 1940, a été un foyer de création artistique intense en France. Mais ce foyer ne passe pas par Matisse et Picasso : c’est donc une autre histoire de la modernité qui est racontée ici, celle d’un dialogue méconnu et oublié, mais qui a réellement existé, entre Monet et les nabis (Bonnard, Denis, Roussel et Vuillard) qui, au départ, ont d’abord rejeté l’impressionnisme avant de renouer avec lui. »
Giverny, lieu de pélerinage
Pour la première fois, une exposition rassemble et entrecroise les œuvres de ces peintres que tout opposait, puisque les nabis, qui se revendiquaient de Gauguin et de l’art japonais, avec leur théâtre d’ombres et ses larges aplats, refusaient la sensation immédiate et le travail en plein air, sur le motif, au profit d’une lente maturation spirituelle en atelier. Mais à partir de 1900, ils se séparent, doutent et se tournent à nouveau vers le patriarche de Giverny dont la quête contemplative les fascine. L’admiration réciproque entre Monet et Bonnard est une révélation : « Ils se rendent visite mutuellement, se parlent, s’écrivent… C’est l’une des plus belles amitiés artistiques de notre histoire. Alors que le jardin de Monet est totalement construit, celui de Bonnard est fou, sauvage et touffu », précise Cyrille Sciama. Le plus touchant est de voir le vieux sage encourager son nouveau « disciple » dans la voie qu’il s’est tracée et dont le but ultime, Monet le sait, ne peut être que le dépassement de l’impressionnisme, puisque Bonnard ne se contente pas de recomposer les couleurs du réel, mais les transpose, et crée un nouveau monde, imaginaire, où les feuillages, la mer, les champs et les fleurs fusionnent dans une explosion d’or, de bleu, de vert et d’orangé : plus encore que son maître, Bonnard reproduit l’intensité de la vie et annonce l’abstraction.
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Cette exposition ne pouvait avoir lieu qu’à Giverny puisque ce village de Normandie a été le point de rencontre et de réconciliation entre Monet et les nabis.
Giverny ! Depuis plus d’un siècle, ce lieu de pèlerinage, situé à 60 km de Paris, est le symbole universel de l’art de vivre à la française. Mais y aller, aujourd’hui, est un choc spatio-temporel : au départ de la gare Saint-Lazare, on rêve de prendre le train de La Bête humaine filmé par Renoir (Jean).
Les impressionnistes à l’avant-garde
Visionnaires et parfaitement lucides, pour ne pas dire « réactionnaires » et « antimodernes », les impressionnistes ont fixé pour l’éternité des paysages et une douceur de vivre qu’ils savaient être en train de disparaître (cette conscience est très nette dans tous les propos d’Auguste Renoir rapportés par son fils dans son livre Pierre-Auguste Renoir, mon père). Témoins de la destruction de la nature et de l’extension tentaculaire des villes, ils ont vu surgir la laideur (Renoir, encore lui, peste sur les objets du quotidien fabriqués en série qui n’expriment plus la main de l’artisan sans laquelle il n’y a pas de beauté). En s’installant à Giverny en 1883, alors qu’il est riche, reconnu et qu’il se considère lui-même comme un homme de progrès (il conduit une automobile, se passionne pour la photographie et règne sur une famille recomposée), Monet pressent la fin d’un monde, de son monde. Comme le note Oswald Spengler dans Le Déclin de l’Occident (publié en 1918), Monet incarne en 1914 « les derniers feux du monde occidental ». Composé dans la lignée des aquariums et des serres inventés au milieu du XIXe siècle pour sauvegarder des pans de nature, son jardin d’eau sublime est un paradis artificiel entouré de murs et de haies, où l’on se perd, comme dans un rêve, et dans lequel il ne reçoit que ses amis les plus proches, tel Clemenceau. Avant lui, Pissarro, Manet, Caillebotte et Renoir avaient déjà fui Paris pour se réfugier dans de petites maisons dotées d’un jardin : « Le jardin, rappelle Sciama, symbolise aussi alors les valeurs de la République : la famille, l’unité, la concorde. »
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En parcourant cette exposition légère et pleine de charme, on aura le plaisir de découvrir des peintres oubliés, comme Albert Bartholomé, dont le tableau Dans la serre (1881) est un chef-d’œuvre digne de Manet. Mais aussi des toiles récemment acquises par le musée et jamais présentées, comme le Parterre de marguerites de Gustave Caillebotte : quatre panneaux décoratifs, comme un papier peint en trompe-l’œil, destiné à être vus de loin. Du Klimt avant l’heure !
Alors que notre connaissance de la peinture repose trop souvent sur des reproductions lisses aux couleurs tronquées, la plus grande force de cette exposition est peut-être de nous rappeler qu’un tableau est bien plus qu’une image, que c’est quelque chose qui rayonne et qui nous murmure une « petite chanson ».
« Côté jardin : de Monet à Bonnard », jusqu’au 1er novembre Musée des impressionnismes Giverny, 99, rue Claude-Monet, 27620 Giverny
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