Bonne nouvelle, les prix baissent. Quand il fallait encore deux phrases au cardinal de Richelieu pour pendre un homme, il ne faut plus aujourd’hui qu’un seul mot pour faire chauffer le gibet. Il aura suffi à Pierre Péan d’écrire que l’actuel ministre français des Affaires étrangères honnit l’indépendance nationale au nom du « cosmopolitisme » pour se tailler illico une réputation d’antisémite notoire.
Sur le livre de Péan, il y aurait beaucoup de choses à redire : il n’est pas assuré que le mélange des genres serve l’argument principal de l’ouvrage ni le but poursuivi par son auteur. L’insignifiante affaire de facturation gabonaise[1. Insignifiante pour qui n’a jamais entendu au cours des décennies passées le docteur K. jouer les pères La Vertu du monde politique.] a oblitéré les critiques politiques que formulait Péan à l’encontre du locataire du Quai d’Orsay et avorté le débat légitime qu’il se faisait fort d’ouvrir sur les options internationales du docteur K. Comme Elisabeth Lévy le souligne, dans le dernier édito du mensuel Causeur, on ne peut que le regretter.
Reste qu’en cinq sec, Pierre Péan est devenu antisémite. Enfin, l’affaire n’a pas été aussi vite pliée que ça. Il a fallu, dans un premier temps, que Bernard Kouchner déclare devant l’Assemblée nationale : « L’accusation de cosmopolitisme, en ces temps difficiles, ça ne vous rappelle rien ? Moi si. » Puis, pour être bien sûr que tout le monde était raccord avec ses sous-entendus, il s’est livré à une explication de texte dans les colonnes du Nouvel Observateur : « Certains réseaux me détestent. Lesquels ? Certainement les nostalgiques des années 1930 et 1940 et tous les révisionnistes… » Et la presse française de s’engouffrer comme un seul homme dans l’équation kouchnérienne : « cosmopolitisme = antisémitisme ».
Seulement, manque de bol : dans les années 1930 et 1940, ce n’est pas vers les juifs que porte en premier l’accusation de cosmopolitisme, mais indistinctement vers les jacobins, les communistes et les francs-maçons, quand ce n’est pas vers l’Eglise, les élites et l’aristocratie européennes. Tout le monde il est beau, tout le monde il est cosmopolite. Et encore ce n’est pas si simple, puisqu’on voit une partie de la gauche française condamner dans ces années 1930 le « cosmopolitisme » des Brigadistes internationaux, ces hurluberlus qui vont combattre en Espagne et critiquent la non-ingérence de Blum, président du Conseil, juif et pas cosmopolite pour deux sous. Chez Maurras, Drieu la Rochelle, Céline aussi bien que chez Barrès, le cosmopolitisme désigne surtout la philosophie des Lumières, à laquelle ils opposent le nationalisme. Passé le Rhin, chez Carl Schmitt, le cosmopolitisme n’est pas non plus associé prioritairement aux juifs, mais à la mollesse toute kantienne que la république de Weimar met à défendre les intérêts allemands contre le reste du monde… Quant à Hitler, il confesse, au début de Mein Kampf, qu’influencé par les idées de son père il a été lui-même cosmopolite, avant de se reprendre. Pour le malheur du monde.
Il faudra, en réalité, attendre l’après-guerre pour que le terme cosmopolitisme ait réellement des relents antisémites. Cela se passe en Union soviétique. Accusé de poursuivre sur la même voie que le Bund, le Comité juif antifasciste est dans la ligne de mire de Staline. Le Kremlin reproche à cette organisation d’entretenir des connections avec Washington. Son président est assassiné en 1948 et la purge culmine en 1952 avec le « complot des blouses blanches ». L’affaire ne trouvera réellement son terme qu’avec la mort de Staline. Si Moscou choisit d’employer le terme « cosmopolite sans racine », c’est justement qu’il n’est pas connoté de cet antisémitisme qui, depuis la deuxième guerre mondiale, est honni en Union soviétique. Staline n’est pas antisémite, juste anticosmopolite et antisioniste à l’occasion. Ça ne vous rappelle rien ? Moi si.
Mais, que je sache, ce n’est pas la politique antisémite de Staline que le bon docteur Kouchner avait en tête lorsqu’il marquait Péan du sceau de l’infamie. Mais le nazisme. Le problème est que ça ne marche pas : dans les années 1930, le mot cosmopolitisme n’avait pas plus de connotations antisémites qu’aujourd’hui. Il désignait alors l’idée de Kant suivant laquelle la théorie politique ne se limite plus à une théorie de l’Etat ou du peuple, mais se prend à embrasser l’humanité tout entière. Bref, au-delà, des intérêts nationaux existerait une idée de la politique mondiale, qui, favorisant la paix et le libre commerce, annoncerait l’avènement de la démocratie planétaire. Ça ne vous rappelle rien ? Moi si : les convictions qu’ardemment porte le docteur K. depuis quarante ans quand ses épaules ne sont pas occupées à ployer sous un sac de riz. De la médecine humanitaire à ses positions au Kosovo, en passant par la défense du droit d’ingérence, c’est le cosmopolitisme qu’il s’acharne à défendre et à illustrer. Ses positions sur la guerre en Irak ou sur le retour de la France dans l’Otan ont certes atténué les idéaux kantiens de sa jeunesse : l’âge venant, Bernard Kouchner est devenu ce qu’il convient d’appeler un cosmopolite anglo-saxon[1. Celui qui considère que le nec plus ultra est de lire Cosmopolitan assis dans l’aéroport de New York.]. Et alors ? Il y a des gens très bien qui sont affectés par cette pathologie. On en trouve même, paraît-il, à l’Elysée.
Il arrive au fond aujourd’hui à Pierre Péan ce qui est arrivé il y a quelque temps à Eric Zemmour : exécuté pour un mot. Un mot de trop ? Non. Un mot que l’on assigne à résidence dans son sens le plus catastrophique, qu’il l’ait ou pas occupé historiquement[1. L’on se moque éperdument qu’Alain Rey note dans Le Dictionnaire historique de la langue française que les connotations péjoratives du terme acquises à la fin du XIXe siècle « tendent à disparaître ». On se moque aussi que le Dictionnaire de l’Académie française (8e édition) ne prête au terme aucun sens négatif : « Celui qui se considère comme s’il était le citoyen du monde et non d’un État particulier. Il se dit aussi de celui qui parcourt tous les pays sans jamais avoir de demeure fixe, ou qui se prête aisément aux usages, aux mœurs des pays où il se trouve. Il est aussi adjectif des deux genres et, dans cet emploi, il s’applique aussi aux choses. Quartier cosmopolite. Mœurs cosmopolites. Esprit cosmopolite. »]. C’est Nietzsche qui avait systématisé, dans sa démarche généalogique, le recours à l’étymologie. Les mots pourtant échappent au déterminisme de leur naissance, comme ils échappent aussi à celui de leur histoire. Nous avons franchi un cap, nous en sommes arrivés à une génétique du malheur. Il n’est plus un mot que vous puissiez employer qui n’ait révélé un jour ou l’autre sa part maléfique. Aujourd’hui, on vous surdétermine le mot « race » ou le mot « cosmopolite ». Demain, on n’oubliera pas de se souvenir que les nazis appelaient leur mère « maman ». Prononcés dans la bouche de tout petits enfants, ça ne vous rappelle rien ? Moi si. La connotation rend sourd et condamne la langue à ne plus être qu’un catalogue abject de termes effroyables. Hölderlin avait bien raison de nous prévenir : « Le libre usage du propre est la chose la plus difficile. »
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