C’est une aquarelle, de taille modeste, bicolore, réduite à la plus simple expression qu’autorise cet art du pigment et du papier. Un voilier file vers un rivage, au loin, peut-être un ilot. On dit voilier, mais rien ne trahit une quelconque structure solide, tels qu’un mât ou une coque ; ne sont suggérés que la voile inclinée, son reflet, tous deux d’un vert tirant vers le glauque, et le sillage, de la même teinte, qui creuse l’eau blanche, c’est à dire la page. La lumière environne tout, absolue, totalitaire. La brise, qui porte le bateau, doit être fraîche, alors qu’on imagine une chaleur de four dès qu’on s’éloigne de l’océan. L’embarcation, son mouvement, l’horizon lointain constituent une scène fugitive, à peine esquissée, de navigation exotique. On devine un pinceau « avare », guidé d’une main sûre, servant une brève et précise vision marine. On songe à la discipline du haïku japonais : trois ou quatre lignes, un poème fulgurant, tracé sans la moindre interruption. C’est trois fois rien, et c’est fascinant : l’économie de moyens, quand elle produit une si forte impression, relève bien de l’art.
L’auteur de ce petit chef d’œuvre déclare : « J’aime l’aquarelle dans ce qu’elle a d’immédiat. Dans une aquarelle, il faut être spontané, et réussir tout de suite. On ne peut rien corriger. ». Il se nomme Hugo Pratt (1927-1995).
Sur une photographie de 1941, il paraît, adolescent sérieux, martial, botté, au côté de son père, dont le patronyme s’écrit Prat. Tous deux se présentent en uniforme de la police coloniale italienne. La scène se passe au royaume d’Abyssinie, territoire fabuleux, naguère encore gouverné par Ménélik II (1844-1913), roi du Choa, suzerain du Harrar, roi des rois. Il se disait descendant de Salomon, qu’aima la reine de Saba, mère de Ménélik Ier. Parmi les titres de gloire du rusé Ménélik II, il en est un qui nous impressionne : l’audience qu’il accorde, en février 1887, à un homme plus efflanqué qu’un loup éthiopien. Celui-ci marche en tête d’une caravane depuis bientôt un an, sous un soleil infernal, afin de livrer des fusils au souverain, qui vient de conquérir le Harrar. Mais Ménélik négocie âprement, prétend que les armes sont d’un modèle ancien, prétexte des arriérés de dettes jamais honorées par un certain Labattut, associé défunt du chef caravanier. Bref, l’affaire se conclut par un fiasco financier pour Arthur Rimbaud, négociant harassé, qui s’en retourne, maigre et amer.
Or, en 1993, paraîtra un recueil des lettres africaines de Rimbaud, illustré par… Hugo Pratt. Quant à l’aquarelle signalée plus haut, on la dirait destinée à l’histoire d’un dénommé Corto Maltese : La ballade de la mer salée, publiée à Gènes, en 1967. C’est dans ce récit, dont l’ensemble des 163 planches originales à l’encre de Chine est présenté dans une salle de la Pinacothèque, que le ténébreux marin fait sa première apparition. L’histoire, dans sa traduction française, est publiée dans l’hebdomadaire Pif gadget, en 1970. Il faudra quelques années à Corto pour qu’il se hisse au niveau de gloire de Tintin et de Tarzan. Aujourd’hui, l’œuvre de Pratt est au panthéon de la bande dessinée. Ses voisins se nomment Hergé, Winsor McCay, Moebius, Guido Crepax, Enki Bilal, René Giffey, Milo Manara. Pratt est de ces quelques artistes de l’art graphique, qui fondent véritablement une œuvre : « Mon style est le résultat de toute une vie de recherche. […] Je voudrais pouvoir tout exprimer, un jour, par une seule ligne. ».
« Hugo Maltese » entre au musée, mais il ne s’y attarde pas. « Corto Pratt » s’impatiente déjà, au bout de la jetée. Il n’attend plus que son double pour lever l’ancre, retrouver les embruns, la haute mer, les ports interlopes, ses compagnons de brume ou de sable, et les belles femmes dangereuses. Entre le créateur et sa créature, la frontière n’est pas si précise qu’on ne puisse les confondre. Comme Maltese, Pratt a parcouru le globe, il a bourlingué, depuis Venise, la ville de son enfance, jusqu’à la Patagonie, en passant par l’Irlande, la corne de l’Afrique, l’Amérique centrale, et l’île de Pâques, qui lui inspira l’ultime aventure du maltais, « Mû ». Il s’est rendu sur la tombe de Robert Louis Stevenson, au sommet du mont Vaea, qui domine la ville d’Apia, sur l’île d’Upolu, dans l’archipel des Samoa. Il a mis ses pas dans ceux de Blaise Cendrars, de Long John Silver, d’Henry de Monfreid.
Hugo a donné à Corto l’apparence idéale d’un rêveur éveillé, disponible pour la sieste autant que pour la castagne. Maltese est un « gitan des Cornouailles », un sang mêlé, domicilié à Hong Kong. Dur au mal, sensible à la détresse des faibles, il vagabonde, traînant après lui tous les cœurs ; les filles aimables aux seins fiers, se cambrent un peu, lorsqu’elles aperçoivent son caban noir à col vaste, sa casquette de navigateur, ses joues, sa fossette à la naissance du menton, ses épaules larges et ses longues jambes. Aucune d’entre elles ne le retiendra définitivement : « On ne peut pas marier Corto Maltese. Son public féminin ne le lui pardonnerait pas. » explique Hugo Pratt.
Il affronte ses ennemis, sans les ménager, dans les duels comme dans les batailles. Maltese aime l’odeur de la poudre, les uniformes chamarrés des militaires anglais, et les parures des Iroquois. Il porte à l’oreille l’anneau des marins qui, une fois au moins, ont triomphé des vents hurlants du du cap Horn: « C’est un gars de la marine marchande, précise Hugo, l’anneau orne son oreille gauche. ».
1995, fin du voyage : Hugo meurt. Corto, gentilhomme de fortune initié aux mystères très anciens, ne reviendra pas. Dévorée par un paysage d’oubli, sa silhouette a rejoint le peuple des grandes ombres errantes.
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