La corrida est un univers, avec ses astres, ses étoiles et ses comètes. Un monde à part où se côtoient palpitations animales et esthétique exacerbée, peurs et passions, fantasmes et adrénaline. Mais cet art, qui se joue dans la lumière et dans le sang est devenu une cruauté inacceptable pour la modernité.
Voilà plusieurs semaines que la folie nommée corrida m’obsédait. Tout a commencé par deux dessins dans l’Album Montherlant de « La Pléiade », l’un de l’auteur représentant l’illustre matador Belmonte toréant nu à l’entraînement, l’autre de Jacques Birr représentant un taureau chargeant dans la muleta (morceau de tissu agité pour provoquer la charge de l’animal) du torero. L’apparente fragilité et le raffinement du torero face à la force brute et massive de la bête m’avaient saisi. S’ensuivirent de longues lectures tauromachiques : Les Oreilles et la Queue de Jean Cau, Les Bestiaires de Montherlant, Philosophie de la corrida de Francis Wolf, La Corrida du 1er mai de Cocteau. Après deux semaines immergé dans ces pages taurines, le taureau me hantait, ainsi que les toreros, leur muleta, leur habit de lumière, l’arène, le sable, les cornes, le sang. Le torero bravant la peur, maîtrisant le taureau, je voulais le voir de mes yeux. L’odeur de la bête, je la voulais pénétrant mes narines. Lorsqu’on met un pied dans cette folie, il faut que le reste y passe. L’esthétique me fascinait, la mise en scène, le décorum, la cérémonie.
Cependant, une question me tourmentait. Pourquoi faire tout cela ? Est-ce bien la peine de tuer une bête pour… pourquoi d’ailleurs au juste ? Un sport ? Un spectacle ? Un sacrifice rituel ? Un art peut-être ? Bien qu’ayant en horreur les voyages, il me fallait me rendre en terre taurine. Je pris alors la direction de Béziers pour assister à la corrida du 15 août. Arrivé au pied des arènes, l’afición de la foule bouillonnait. On y parlait de taureaux et de toreros. Les souvenirs d’El Cordobés ou de Dominguin y jaillissaient des bouches aux accents méridionaux. Je m’installai dans les arènes quarante-cinq minutes avant le début de la corrida pour voir le temple vide se remplir de ses fidèles. On ratissait la piste, on lissait le sable. Les arènes, peu à peu, se mirent à transpirer la fête et la peur. Les spectateurs riaient, buvaient, se plaçaient par grappes d’amis, verres à la main et sourires aux lèvres, car c’est la feria ! Mais tout le monde savait qu’en coulisses, les toreros s’apprêtaient à jouer la vie, leurs vies, à défier la mort. Et tout le monde savait que si tout se passait pour le mieux, aucun ne serait tué, mais que la mort serait tout même au rendez-vous, car six bêtes seraient tuées sous nos yeux, six cadavres musculeux couverts de poils emportés par un attelage funèbre, traînant sur le sable et répandant le sang. La fête, la peur et la mort : étrange bouquet.
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Je ne vous raconterai pas la corrida que j’ai vue. Nombre de grands écrivains l’ont fait bien mieux que je ne pourrais le faire. Mais je veux dire l’amour tout frais bâti que je porte aujourd’hui à cet art, cet art que je me ronge d’avoir découvert trop tard car ses jours sont probablement comptés, son destin tragique, sa mort inscrite. Cet art dans lequel on entre comme en religion. Il faut en être fanatique pour en voir la beauté. J’ai vu dans l’arène des hommes s’offrir tout entier à leur art, des hommes approcher la corne, le danger, la mort, balayer le raisonnable et la sécurité pour quoi ? Pour un moment de grâce !
Jean Cau, La Folie corrida « Mais le Seigneur miséricordieux a eu pitié de notre misère et, au-dessus de la corrida, alors que gronde vers nous le bulldozer de l’an 2000, il a étendu sa main divine. Une plaza, un homme, une bête, et tout ce qui est dé-naturé se re-nature. La fête est originelle, le combat éternel, la grâce virile, le danger pur, la beauté bonne (et non la bonté belle, ce que l’humanitarisme nous martèle sur le crâne), la mort présente. L’arène ronde. (l’angle, le cube, c’est New-York, la Défense et la nature haïe » • |
J’ai vu des hommes, en courage, exemplaires. Un monstre de puissance, armé de deux couteaux postés sur le front, fonce vers l’homme, et l’homme au corps fragile ne bouge pas, maîtrise sa peur et tente de faire dévier la charge du taureau grâce à un simple morceau de tissu. Le torero est maître de ses émotions et devient maître de la bête sauvage. Le taureau devrait mille fois gagner le combat mais l’homme, grâce à son intelligence, à sa ruse, emporte la victoire. L’intelligence triomphe sur la force brute, sur la bestialité. L’homme parvient à dominer la bête, à se réapproprier le terrain que l’animal avait fait sien et avait ensauvagé, pour le pacifier, le civiliser. Et tout cela, le torero le fait loyalement. Il pourrait avoir un pistolet et une armure étant l’organisateur de ce jeu et le créateur de ses règles. Non, c’est à découvert que ça se joue, armé d’un bout de tissu et d’une épée qu’il ne pourra planter dans le garrot du taureau qu’en étant face à lui et en se jetant entre ses cornes. Il ne peut tuer la bête qu’en mettant sa propre vie en jeu. Cocteau, passionné de corrida, appelait les
