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Ma première corrida

Le cirque est plein, c'est jour de fête


Ma première corrida
Arènes d'Arles, 8 septembre 2018. © Mélanie Huertas

La corrida est un univers, avec ses astres, ses étoiles et ses comètes. Un monde à part où se côtoient palpitations animales et esthétique exacerbée, peurs et passions, fantasmes et adrénaline. Mais cet art, qui se joue dans la lumière et dans le sang est devenu une cruauté inacceptable pour la modernité.


Voilà plusieurs semaines que la folie nommée corrida m’obsédait. Tout a commencé par deux dessins dans l’Album Montherlant de « La Pléiade », l’un de l’auteur représentant l’illustre matador Belmonte toréant nu à l’entraînement, l’autre de Jacques Birr représentant un taureau chargeant dans la muleta (morceau de tissu agité pour provoquer la charge de l’animal) du torero. L’apparente fragilité et le raffinement du torero face à la force brute et massive de la bête m’avaient saisi. S’ensuivirent de longues lectures tauromachiques : Les Oreilles et la Queue de Jean Cau, Les Bestiaires de Montherlant, Philosophie de la corrida de Francis Wolf, La Corrida du 1er mai de Cocteau. Après deux semaines immergé dans ces pages taurines, le taureau me hantait, ainsi que les toreros, leur muleta, leur habit de lumière, l’arène, le sable, les cornes, le sang. Le torero bravant la peur, maîtrisant le taureau, je voulais le voir de mes yeux. L’odeur de la bête, je la voulais pénétrant mes narines. Lorsqu’on met un pied dans cette folie, il faut que le reste y passe. L’esthétique me fascinait, la mise en scène, le décorum, la cérémonie.

Cependant, une question me tourmentait. Pourquoi faire tout cela ? Est-ce bien la peine de tuer une bête pour… pourquoi d’ailleurs au juste ? Un sport ? Un spectacle ? Un sacrifice rituel ? Un art peut-être ? Bien qu’ayant en horreur les voyages, il me fallait me rendre en terre taurine. Je pris alors la direction de Béziers pour assister à la corrida du 15 août. Arrivé au pied des arènes, l’afición de la foule bouillonnait. On y parlait de taureaux et de toreros. Les souvenirs d’El Cordobés ou de Dominguin y jaillissaient des bouches aux accents méridionaux. Je m’installai dans les arènes quarante-cinq minutes avant le début de la corrida pour voir le temple vide se remplir de ses fidèles. On ratissait la piste, on lissait le sable. Les arènes, peu à peu, se mirent à transpirer la fête et la peur. Les spectateurs riaient, buvaient, se plaçaient par grappes d’amis, verres à la main et sourires aux lèvres, car c’est la feria ! Mais tout le monde savait qu’en coulisses, les toreros s’apprêtaient à jouer la vie, leurs vies, à défier la mort. Et tout le monde savait que si tout se passait pour le mieux, aucun ne serait tué, mais que la mort serait tout même au rendez-vous, car six bêtes seraient tuées sous nos yeux, six cadavres musculeux couverts de poils emportés par un attelage funèbre, traînant sur le sable et répandant le sang. La fête, la peur et la mort : étrange bouquet.

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Je ne vous raconterai pas la corrida que j’ai vue. Nombre de grands écrivains l’ont fait bien mieux que je ne pourrais le faire. Mais je veux dire l’amour tout frais bâti que je porte aujourd’hui à cet art, cet art que je me ronge d’avoir découvert trop tard car ses jours sont probablement comptés, son destin tragique, sa mort inscrite. Cet art dans lequel on entre comme en religion. Il faut en être fanatique pour en voir la beauté. J’ai vu dans l’arène des hommes s’offrir tout entier à leur art, des hommes approcher la corne, le danger, la mort, balayer le raisonnable et la sécurité pour quoi ? Pour un moment de grâce !

Jean Cau, La Folie corrida
« Mais le Seigneur miséricordieux a eu pitié de notre misère et, au-dessus de la corrida, alors que gronde vers nous le bulldozer de l’an 2000, il a étendu sa main divine. Une plaza, un homme, une bête, et tout ce qui est dé-naturé se re-nature. La fête est originelle, le combat éternel, la grâce virile, le danger pur, la beauté bonne (et non la bonté belle, ce que l’humanitarisme nous martèle sur le crâne), la mort présente. L’arène ronde. (l’angle, le cube, c’est New-York, la Défense et la nature haïe »

J’ai vu des hommes, en courage, exemplaires. Un monstre de puissance, armé de deux couteaux postés sur le front, fonce vers l’homme, et l’homme au corps fragile ne bouge pas, maîtrise sa peur et tente de faire dévier la charge du taureau grâce à un simple morceau de tissu. Le torero est maître de ses émotions et devient maître de la bête sauvage. Le taureau devrait mille fois gagner le combat mais l’homme, grâce à son intelligence, à sa ruse, emporte la victoire. L’intelligence triomphe sur la force brute, sur la bestialité. L’homme parvient à dominer la bête, à se réapproprier le terrain que l’animal avait fait sien et avait ensauvagé, pour le pacifier, le civiliser. Et tout cela, le torero le fait loyalement. Il pourrait avoir un pistolet et une armure étant l’organisateur de ce jeu et le créateur de ses règles. Non, c’est à découvert que ça se joue, armé d’un bout de tissu et d’une épée qu’il ne pourra planter dans le garrot du taureau qu’en étant face à lui et en se jetant entre ses cornes. Il ne peut tuer la bête qu’en mettant sa propre vie en jeu. Cocteau, passionné de corrida, appelait les taureaux « les ambassadeurs de la mort ». Il est certain que le taureau donne l’impression d’avoir été choisi par elle pour accomplir son geste. Lorsque le torero se confronte au taureau, c’est aussi à la mort qu’il fait face. Bien qu’il l’admire et le respecte, il sait que le taureau est une machine à tuer, qu’à peine un coup de corne envoyé il charge de nouveau, sans relâche, encore et encore, qu’il n’arrêtera que mort ou après avoir tué. Il est assez rare qu’un torero meure dans l’arène (on dénombre 466 hommes ayant péri par les cornes depuis le xviiie siècle), mais fréquent qu’il se fasse attraper par le taureau, parfois très gravement. José Tomas, légende vivante de la tauromachie, exige dans son contrat une « équipe médicale obligatoire en sus de celle habituelle des arènes : un chirurgien thoracique, un chirurgien vasculaire et quatre poches de sang A négatif… ».

Miguel Ángel Perera dans les arènes de Nîmes, 20 septembre 2020 © Yanis Ezziadi

Dans la carrière d’un torero, on attend d’ailleurs le moment où il se fera encorner pour savoir si, une fois cette épreuve passée, il retournera dans les arènes, au mépris de la peur et de la souffrance physique, et s’il mérite donc d’être appelé torero. Dans Recouvre-le de lumière, Alain Montcouquiol rapporte les paroles de son frère Christian, premier torero français internationalement reconnu, dévoré par la peur lors des corridas qui suivirent un grave coup de corne qu’il avait reçu dans la cuisse : « Tu ne peux pas savoir comme c’était dur. J’avais peur tout le temps.[…] Parfois, devant le toro, je sentais une odeur d’infirmerie. Je n’avais qu’une idée en tête, ne pas fuir. Je regardais les cornes et je pensais : Elles vont me transpercer… c’était horrible. » Dans la corrida, la peur est centrale, le torero partage sa vie avec elle. Il doit dominer la bête, mais c’est aussi, et avant tout, sa propre peur qu’il doit dominer. Oui, il y a de l’ornement, du cabotinage parfois. Mais quoiqu’il arrive, le torero risque la mort à chaque instant dans un spectacle où il donne la réplique à un partenaire incertain et dangereux.

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L’histoire est écrite a priori et la mort du taureau de la main du torero en est le dernier acte. Mais en quelques secondes le taureau peut ajouter un acte à la pièce : celui de la mort du torero. Le torero le sait, mais il est torero, c’est un état, et c’est son destin. Dans les arènes de Béziers, j’ai vu toréer Miguel Angel Perera qui ne cessait de défier la mort. Les passes qu’il faisait avec la bête étaient de plus en plus belles, de plus en plus dangereuses. Il aurait pu arrêter cette escalade, car le public lui offrait déjà ses « bravo torero ! » et ses applaudissements, mais il lui fallait aller toujours plus près de l’ambassadeur et de sa corne. Il semblait ne plus pouvoir s’arrêter face à cette attirance tragique vers la mort et la bête qui l’incarne. Il était en transe, en extase, en état de grâce. Plus rien ne semblait pouvoir l’arrêter, plus rien ne semblait exister autour d’eux. Cela dura une minute peut-être. Mais une minute au-dessus de tout, libérée de tout. J’ai vu de nouveau Perera toréer à Nîmes le 20 septembre et j’ai été marqué par une image glaçante. J’eus la chance d’assister à cette corrida depuis le callejón, le couloir circulaire de l’arène séparant la barrière des gradins, les coulisses à découvert où se trouvent les matadors, les banderilleros et leurs agents. Après avoir tué son premier taureau, Perera revient en callejón alors que l’autre matador du jour, Sébastien Castella, entre sur la piste pour toréer à son tour. Perera se poste juste devant moi pour regarder faire Castella en attendant d’aller affronter son prochain taureau. Son corps était couvert de mouches, elles grouillaient sur son costume rouge et or. Je regardais les quelques personnes proches de lui, aucune mouche sur eux. Elles étaient sur lui comme sur un cadavre. Il n’était pas mort, mais il était couvert de mort. Couvert ou plutôt moucheté du sang du taureau qu’il venait d’affronter et de tuer. Encore le signe que la mort rôde autour du torero. La mort, toujours la mort.

Dans la tauromachie, l’animal est entièrement respecté pour ce qu’il est, pour sa nature. Il a besoin de grands espaces, de liberté

Je dois témoigner aussi de l’absence de haine. Ce n’est pas de haine que le torero tue la bête, c’est d’amour. Pour avoir communié avec elle pendant un quart d’heure, la seule issue possible à cette étreinte est la mort. Après avoir fait œuvre commune avec la bête, le torero la tue pour qu’elle ne tue pas. La vie de l’homme est sacrée, pas celle de l’animal. L’acte de mise à mort conclut l’acte d’amour. Je pensais que la sexualité entre le taureau et le torero décrite par les écrivains n’était que littérature. Il faut aller dans les arènes pour se rendre compte qu’il y a bien quelque chose de cet ordre-là. Sur la piste, les deux protagonistes paradent, se défient du regard, se heurtent violemment, puis se frôlent sensuellement, transpirent, gémissent, reprennent leur souffle, la bête bave et parfois couvre l’homme de sa salive et de son sang. Le torero éprouve une réelle passion pour le taureau, le taureau ne peut la lui rendre car il n’est qu’un animal. Peut-être est-ce également une des raisons pour laquelle il le tue. En dehors même de la passion qu’un homme peut avoir pour cette bête, le taureau dégage une sexualité virile absolument troublante. Qui n’est jamais allé dans les arènes ne peut comprendre le coupable désir de Pasiphaé. D’aucuns diront que je délire, les toreros les premiers. Mais c’est aussi cela la corrida, une machine à créer des fantasmes. Un mystérieux écran sur lequel chacun projette ses propres rêves et ses propres cauchemars. J’ai demandé au jeune torero Carlos Olsina s’il regardait la bête dans les yeux lorsqu’il toréait. « Tout le temps », m’a-t-il répondu. Et sentait-il dans le regard de la bête qu’il se passait quelque chose entre lui et elle ? « Lorsque la bête est bien toréée, elle devient complice du torero, et c’est à ce moment-là qu’on peut assister à un moment magique. » En dehors de l’adversité, il y a donc parfois (et c’est en partie pour cela que l’on se rend dans les arènes) une relation particulière entre eux.

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Dans la tauromachie, la race du taureau brave est respectée, adorée, vénérée par le public, les toreros et les éleveurs. J’ai toujours entendu dire : « La corrida c’est horrible ! Des gens viennent s’amuser de la souffrance d’un animal. » En assistant à ce spectacle, j’ai pu comprendre que c’est justement parce que ce que le taureau laisse paraître ne ressemble pas à de la souffrance que ce spectacle est accepté par son public. Le taureau montre de la rage et parfois de l’agacement, mais certainement pas de la souffrance. Peut-être, comme le boxeur, ne ressent-il pas entièrement la douleur pendant le combat. Et, l’on ne peut pas dire non plus que le public vienne « s’amuser ». Il vient assister à un spectacle grave, à une tragédie, et l’arène est envahie du poids de cette gravité, surtout au moment de la mise à mort où le silence qui précède le fatal coup d’épée est écrasant. Le don de la mort n’est pas léger et anodin, il est accompli et regardé dans la communion et la solennité. Le spectateur vient s’y divertir, oui, mais pas s’amuser. Le spectacle qui se joue sous ses yeux est tellement grand que, durant deux heures, ses pensées se détournent de ses petits problèmes bourgeois, de l’ennui de sa petite existence, du non-sens de sa vie et de sa condition mortelle. Et cela par la mise en scène de la mort, une mort réelle qui a une utilité et un sens puisqu’elle permet à des êtres de sublimer la leur, et peut-être de s’en consoler.

La ganaderia de Robert Margé à Fleury d’Aude, octobre 2020 © Yanis Ezziadi

Mais revenons-en au taureau. Je me suis rendu chez Robert Margé, grand éleveur de toros bravos. J’ai visité avec lui son élevage, sa ganaderia. Elle se trouve à Fleury d’Aude, près de Béziers. Environ 700 bêtes, sur 1 500 hectares. Un monde secret, éloigné de tout et hors du temps où règnent la beauté et le silence. Le maître de ces terres n’est pas l’éleveur, ce sont les taureaux. Il faut voir Margé, homme au tempérament pourtant bien trempé, se promenant dans son élevage à bord de son 4×4, semblant à peine chez lui, juste toléré, tant il fait son possible pour se faire discret, l’entendre doux dans sa voix et le voir délicat dans ses moindres gestes, afin de ne pas déranger les taureaux rois sur ces vastes lieux sauvages préservés pour eux, et donc, grâce à eux.

Henry de Montherlant, Les Bestiaires
« Maintenant, pour ramener plus vite la brute, sitôt qu’elle avait passé la cape il se jetait et la heurtait avidement de ses poings, de son coude, au flanc ou à la croupe, (satisfaisant là, aussi, son besoin de la toucher), de sorte qu’elle se retournait tout de suite et qu’il n’y avait plus une succession de passes mais une seule passe, il n’y avait plus qu’une seule bousculade tragique des deux êtres fondus en un seul être, il n’y avait plus qu’une seule caresse brutale et continue où le garçon, rétrécissant à mesure la cape, serrait toujours plus le monstre contre lui, le rapprochait toujours plus de lui, comme on rapproche une femme qu’on va faire entrer dans sa chair, l’enroulait tout autour de lui en même temps que sa cape. […] Et cet homme qui répond à chaque mouvement de la bête par un mouvement accordé, cet
homme et cette bête qui s’emboîtent chacun tour à tour dans les vides que crée l’autre en se déplaçant […] c’est le dieu et son prêtre qui édifient leur communion prochaine et la murent dans une danse nuptiale. »

En Europe, on compte environ 400 000 hectares de nature intacte consacrée à l’élevage du taureau brave. Cet animal doit rester le plus vierge possible du contact avec l’homme jusqu’à son entrée dans l’arène. Dans la tauromachie, l’animal est entièrement respecté pour ce qu’il est, pour sa nature. Il a besoin de grands espaces, de liberté. Et naturellement, le taureau se bat, y compris avec ses congénères, jusqu’à la mort. Il n’est pas rare pour les éleveurs de retrouver au matin un cadavre dans le campo, tripes au vent. Le combat avec le torero n’est donc pas un acte contrenature pour le taureau, cela fait partie de lui, il a cela dans le sang. Sa race est préservée pour cela, pour la corrida. Si l’on met à mort la corrida, la race du toro bravo partagera son caveau. Pierre Mailhan, jeune éleveur chez qui je me suis également rendu, élève, parallèlement aux taureaux de combat, des bêtes pour la viande. Il m’a raconté sa souffrance de voir ses animaux partir passivement à l’abattoir. Il préfère les voir partir pour les arènes, mourir en combattants comme c’est inscrit dans leur race, comme elles meurent dans le campo parfois, en s’étripant entre elles. Mais les envoyer à l’abattoir, ce n’est pas accomplir leur destin naturel, ce n’est pas totalement les respecter dans leur animalité, en tout cas beaucoup moins qu’à la corrida. Au campo, que ce soit chez Robert Margé ou Pagès-Mailhan, c’est le paradis doux et infini que j’ai pu voir. Si je devais me réincarner en animal et que j’avais le choix entre un husky dans un appartement, une vache à lait, une perruche en cage, un pauvre toutou à sa mémère traîné de force trois fois par semaine chez le toiletteur pour finir par se faire mettre des chouchous sur la tête et des gilets ridicules sur le dos, et un taureau sur les terres de Robert Margé, se promenant à son gré, sauvage et rebelle, mourant au combat couvert de gloire, je n’aurais aucune hésitation.

J’en viens au plus bouleversant. J’ai vu dans ces toreros les derniers grands artistes dignes de ce nom. C’est-à-dire des hommes consacrant et sacrifiant tout à leur art, jusqu’à leur vie. Les acteurs, les chanteurs, les danseurs aujourd’hui sont massivement devenus des petits-bourgeois pensant avant tout à leur famille, à leur avenir, à leur réputation, à leur sécurité. Je le constate chaque jour et le déplore. L’excommunication est bien loin, et l’intermittence bien enracinée. Les toreros eux ne bénéficient pas de l’intermittence du spectacle et vivent dans un monde hostile à leur art : pour eux l’excommunication n’est pas si lointaine. Andy Younes, jeune torero arlésien âgé de 24 ans m’a confié qu’il ne pensait pas à l’avenir, que cela n’était pas compatible avec sa passion. La fréquentation de la grande faucheuse rend le futur trop incertain et mieux vaut pour lui vivre pleinement le moment présent. À ce sujet, le jeune Carlos Olsina m’a livré les mêmes réponses. Ces jeunes toreros ne pensent qu’à pratiquer leur art au plus haut niveau et de la manière la plus pure, la plus pleine. À des âges où les garçons sont souvent encore insouciants, où ils jouent à la vie sans penser à la mort, eux l’ont déjà frôlée plusieurs fois, ils y retourneront encore et encore, la regarderont dans les yeux, cachée sous son masque de taureau. Les toreros dans l’arène paraissent défier la mort en lui disant : « Regarde-moi, tu ne me fais pas peur. Je ne veux pas mourir, mais pour l’amour, pour la passion, pour la beauté, je suis prêt à m’approcher de toi, à ne te craindre pas, à te provoquer même, car un grand moment de grâce ne doit pas être sacrifié à la peur de te rencontrer. Je vais m’approcher le plus près possible de toi pour prouver au monde que cette beauté, cette grâce valent vraiment la peine d’être créées. » Oui, un grand torero est un artiste qui bâtit une œuvre. Une œuvre éphémère et fragile, car elle peut être anéantie d’un moment à l’autre par un furtif coup de corne. La beauté de cette œuvre jaillit de la fusion du taureau et du torero. Elle jaillit de l’harmonie entre une bête et un homme se combattant à mort. Les deux êtres qui semblaient hostiles l’un à l’autre quelques minutes auparavant, semblent maintenant ne faire plus qu’un, fondus l’un dans l’autre le temps d’une danse harmonieuse et étrangement douce. Le torero avait face à lui une tempête de rage, un ouragan de sauvagerie déchaîné, motivé par l’instinct de l’encorner, et voilà que par sa science, son stoïcisme et la domination qu’il parvient à exercer sur la bête, il atteint enfin l’harmonie, la volupté. Sur le sable, l’artiste modèle maintenant la nature, la fait danser à sa manière, à son rythme, lui impose les figures les plus belles qu’il a imaginées pour elle. Voici ce qu’a forgé le torero.

Mais voilà, la tauromachie est devenue une sale et méchante bête à abattre. Il y a dans cet art un certain degré de cruauté que le monde moderne juge inacceptable et qu’il veut à tout prix éradiquer. Mais quel artiste n’est pas en quelque point cruel ? Nombre d’écrivains ont construit leur œuvre sur certaines cruautés commises dans leurs vies. Nombre d’acteurs par leur égoïsme, leur folie, ont brisé leur famille, détruit leurs enfants. C’est parfois, souvent même, le prix à payer pour la création. Lorsque sur un artiste le« scandale » éclate, le monde moderne détruit l’artiste et parfois même son œuvre. Le monde de la culture se vante de sa belle âme, de vouloir abolir la cruauté, la violence et la méchanceté, et en réalité l’encourage en ordonnant aux « artistes » de déchiqueter à belles dents, à dénoncer, à lyncher celui d’entre eux qui n’aura pas respecté le nouvel ordre moral. Mais il faut encore que « l’affaire » soit découverte, que l’acte cruel ou jugé immoral soit mis au grand jour pour que le lynchage soit ordonné. Dans la corrida, l’acte jugé immoral n’est pas caché, il est exposé, mis en scène, il fait partie du spectacle. Le prix de cette beauté, de cette grâce est la mise à mort d’une bête. La corrida ne cache pas ce prix, elle le sublime en un acte réglé, sophistiqué. Elle nous offre un grand spectacle tragique et cruel, violent et raffiné, à l’image de la vie. La corrida nous montre la vie. On nous dit« la pauvre bête n’a rien demandé à personne et on la met dans une arène pour se battre à mort ». Mais quel être humain a demandé à être sur cette terre ? À vivre toutes les épreuves douloureuses en ayant la certitude que quoiqu’il arrive, il sera mis à mort à la fin de la partie ? Tauromachie : abomination immorale, souffrance animale, torture, sadisme ? Ce n’est pas ce que j’y ai trouvé. Je peux même le confesser : la tauromachie a fait de moi un homme meilleur. Parce qu’elle expose des possibilités humaines de courage, de stoïcisme, de contrôle de soi qui sont devenus pour moi des exemples à suivre dans ma vie quotidienne. Mais surtout parce qu’elle m’a sensibilisé au respect de la nature et au bien-être animal. Lorsque je ne connaissais pas cet art, la souffrance infligée à la bête me rebutait. J’ai découvert que je me trompais et surtout, que je n’étais pas, jusque-là, réellement sensible au bien-être des animaux car peu m’importait de contrarier leurs natures. Aujourd’hui, je tolèrerais difficilement d’imposer à un animal un mode de vie ou des actes qui viendraient la contrarier, cette nature profonde. Utiliser un animal pour produire de la viande ou de la beauté, oui. Mais à une condition : l’utiliser pour ce qu’il est profondément, tirer profit de ce qu’il donne sans contrainte. Et c’est ainsi que le taureau donne sa charge : sans contrainte, et jusqu’à la mort.

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Je  me demande souvent où sont aujourd’hui les grands tragédiens. Désormais, je connais la réponse : dans les arènes ! Le théâtre a craché sur ses Dieux, flanqué à la rue ses tragédiens, fichu à la porte de la Comédie-Française la plus grande tragédienne de ce pays : Martine Chevallier. Le théâtre a foutu un grand coup de pied au cul de ses traditions, démoli sa dimension mystérieuse, fantastique et sacrée pour échouer dans le quotidien, le banal et la « normalité » la plus sinistre. De tragédiens immortellement vêtus d’or, de héros sculptés sur un socle de sable, la tauromachie en regorge aujourd’hui encore. Les jeunes toreros que j’ai rencontrés savent que, pour attirer le public, rien ne sert de moderniser, de banaliser, de « démocratiser », qu’au contraire on y perdrait et le sens de l’art, et une grande partie du public. Eux décident de continuer d’offrir du rêve et de la grandeur, cette grandeur devenue si suspecte au royaume de l’égalitarisme totalitaire.

Pas de place au mystère de l’art dans notre nouveau monde ! Il n’y en a que pour l’argent et l’hypocrisie des bons sentiments. Du fric, de la gentillesse et de la bienveillance, voilà ce qu’on entend réclamer à longueur de journée. Et moi, tout cruel que je suis, je trouve plus noble de sacrifier une bête pour la beauté, pour l’art, que pour rassasier en viande de médiocre qualité des beaufs ou des petits-bourgeois scotchés à leur téléviseur. Dans cette époque sage et raisonnable, la tauromachie est un violent rayon de lumière perçant la brume de notre quotidien grisâtre. Elle donne une grande leçon d’art et de courage à tous les artistes qui n’en sont plus. Le destin de la corrida sera probablement aussi tragique que la tragédie qu’elle met en scène. Mais si elle en vient à mourir, ce sera debout, sans avoir cédé à l’air du temps et au camp du bien, ce sera dignement, droite comme les valeurs qu’elle porte, drapée dans sa désuète cape rose, en véritable tragédienne.

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Juin 2021 – Causeur #91

Article extrait du Magazine Causeur