C’est demain que les députés se prononceront en faveur – ou non – de l’interdiction de la corrida. Quel que soit leur vote, cette tradition populaire demeure la seule à incarner une métaphysique de la vie et de la mort…
« Putain ils sont où les chouchous ? » Jérôme, petit et ventru, est debout dans les callejónes, au plus près de la piste, à mes côtés. Il parle des cacahouètes caramélisées vendues dans les gradins des arènes de Béziers pour quelques euros et quelques heureux. Je lève la tête, cherchant les chouchous de Jérôme, tandis que le taureau, fonçant sur le picador, a renversé son cheval. Le courage du taureau l’a fait se ruer sous la pique à la première provocation. « Bravo, toro ! » l’arène est debout pour célébrer la bravoure de cet animal qu’ils chérissent tous comme l’essence de leur identité, comme la preuve de leur enracinement, la force de leur caractère. Le taureau, signe du peuple du Sud, du pays d’Arles au Pays basque, ils ont grandi avec lui, dans la foi taurine, dans le culte des cornes, pour lui ils ont changé leur monde, il est le socle de leur tradition et l’essentiel de leur vertu. Dans le matador, ils se contemplent vivre, mais ils se regardent mourir dans le toro. Cette vision quotidienne leur offre des visages graves et beaux, des yeux de lion, une profondeur inattendue et un panache inespéré. La corrida a fait du sud de la France un sanctuaire de vie. « Mon cigare, c’est mon fils que me l’a offert », me souffle Jérôme, en découvrant ses dents. Penché sur sa métaphore, plongé dans le réseau de ses propres symboles, l’homme de la corrida vibre de son terroir, tout contre le sens de sa terre. À la corrida on chante Carmen et l’hymne de l’Occitanie, et chaque applaudissement résonne tout à la fois pour la beauté de la civilisation européenne et pour l’honneur de sa province.
Voilà, on a trouvé les chouchous. Jérôme en achète pour tout son burladero (sorte de loges qui découpent les callejónes en plusieurs parties). Son téléphone vibre, message d’une femme : « Chéri j’ai acheté un nouveau body ! » Moment de réflexion pour Jérôme. « Hmmmmmm », répond-il après quelques secondes de concentration. Ici, ça baise et ça sue, ça pue la vie bien vécue, ça gueule, tous se mélangent et, dans les arènes, il n’y a plus de barrières sociales, plus de distances physiques, il n’y a que des hommes et des femmes venus assister à leur histoire. Dans quelques minutes, entre deux mises à mort, un père me présentera sa fille.
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Au centre de l’arène, le torero est à genoux. Tourné vers lui, le taureau renâcle et frappe la poussière. Cette image, sa puissance évocatrice (suggestion de mort et espoir de vie), arrête le temps et fige ce face-à-face qui pourtant ne dure que quelques secondes. Jérôme me dit à l’oreille : « Tu vois, il y a les cons qui vont au foot, aux parcs d’attractions, à l’Aquaboulevard. Nous, on va à la corrida ». Le toro fond sur le torero qui ne bouge pas d’un pouce. Il court à une vitesse invraisemblable, cornes immenses en arc de cercle comme un piège qui se referme. Toute l’arène retient son souffle. Jérôme poursuit, imperturbable : « Bien sûr, comme les taureaux sont mis à mort, tout le monde nous prend pour des tortionnaires. Mais ils n’ont rien compris. Ils ne savent pas ce que nous faisons ici ». Le taureau est sur le torero. Celui-ci déploie sa cape, attire à la dernière seconde le taureau sur le côté et se décale légèrement, sans se relever : il passe à un cheveu des cornes. Torrent d’ovations. Jérôme embraye en me regardant : « Ce sont des taureaux de combat. Ils sont nés pour les luttes à mort. Dans les élevages, il est difficile de faire en sorte qu’ils ne s’entretuent pas. Nous, les petits hommes qui craignons les morts violentes, nous projetons cette terreur sur un animal à qui elle est pourtant fondamentalement étrangère. Le cochon d’élevage, le poulet d’abattoir, eux ils ont peur, oui. Étonnamment, cette peur ne nous inquiète pas, au contraire. Elle nous rassure : ils sont faibles comme nous, voilà ce que nous nous disons ».
Le torero s’est redressé. Les banderilleros appellent le taureau afin de lui planter de courtes guirlandes ornementales sur le dos, entre les omoplates. Il tourne son immense tête sombre vers l’un d’eux. Jérôme poursuit avec un sourire : « Mais le taureau n’a jamais peur, et sa formidable adrénaline le préserve de la plupart des douleurs. Après avoir compris et admiré sa nature, nous lui avons construit un temple ». Le taureau fonce sur le porteur des banderilles, qui court vers lui mais de biais, et après un bond invraisemblable, plante les deux banderilles sur le dos de la bête, tandis que le coup de corne envoyé pour l’éventrer ne touche que le vide. Tonnerre d’applaudissements. « En vérité, ce n’est pas la mort du taureau qui scandalise les gens. Ils tuent le chien qui mord, ils tuent le pou qui les pique, l’araignée qui est dans leur chambre, ils l’écrasent sans y penser. Sans parler du nid de guêpes dans leur jardin, ou des abattoirs industriels. Pendant le Covid, on a gazé 15 millions de visons au Danemark, sur un simple signe de tête d’un ministre ». Le taureau fonce sur le deuxième banderillero qui se fait presque encorner, et doit se réfugier derrière les murs de l’arène pour préserver sa vie. Huées du public, impitoyable avec l’échec. « Non, ce qui scandalise, c’est que le rapport du toro (et du torero) à la mort, qu’il ne craint pas, qu’il provoque, qu’il tente, qu’il affronte, le rend fondamentalement étranger à la nature humaine, où plutôt à cette part basse et plaintive de la nature humaine dont la modernité a fait son étendard. La corrida est un affront absolu à la mort telle que la modernité a choisi de la concevoir : odieuse, dépressive, aseptisée, cachée derrière les cloisons d’un hôpital ».
À un mètre de nous, l’un des assistants du matador a maladroitement poussé le taureau à se jeter contre la porte de l’arène, qui manque de céder et s’ouvre à moitié. Le taureau est presque sur nous, qui sommes protégés seulement par un mur. Ses cornes font, au bas mot, la taille de mon avant-bras. À gauche, je sens pâlir le photographe qui m’accompagne. Je pense à mon roman, que je ne terminerai peut-être pas, aux cours d’assises où je n’irai jamais plaider… Jérôme ne cille pas : « La corrida nous renseigne autant sur nous-même qu’elle interroge notre manière de vivre. Tous nous avons nos propres taureaux, nos propres adversaires. À la vue de tels hommes, d’une telle lutte, devrions-nous avoir honte ? Qu’en penses-tu ? » « Je ne sais pas », réponds-je en baissant la tête, confus par la cérémonie belle et terrible à laquelle j’assiste et par le sens surprenant que lui donnent les digressions de Jérôme. Le taureau a été ramené à la raison. Le matador entre en scène.
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Il arrive d’un pas fier, il a caché sa peur, nous l’avions vu il y a trois heures, mes compagnons et moi, enfiler son costume et se livrer à la prière, habité par une concentration d’airain dans la petite chambre d’un hôtel discret, aux abords de Béziers. Il est là pour clore la danse et achever cette corrida, dernier rite païen qui choque profondément une société comme la nôtre, faite de chrétienté dévoyée où la pitié culmine en toute chose, où toute lutte est une dérive, où toute blessure est une violence. Le matador a sa muleta, lourd et immense tissu rouge dont il se sert, non pour tromper le taureau, mais pour le détourner de l’irréparable, pour lui apprendre à jouer, pour le prendre avec lui, pour le comprendre et pour nous faire comprendre.
Exception culturelle, la corrida est surtout exception métaphysique dans l’Occident négateur de mort. « Après, la vie, c’est pas la mère Noël ! » me crie Jérôme entre deux ovations : le torero a enchaîné de belles passes. Presque front contre front, ils dansent ensemble, complices, sur la poussière et sur le sang, c’est tout Béziers qui se tait, bourgeois, racailles et gitans, c’est la novillada, ces jeunes hommes de vingt ans qui entrent dans la légende après des années de ferveur, qui risquent leur vie pour la sagesse de leur sanctuaire, pour la perpétuation du rite.
Le torero qui virevolte devant nous sort à peine de l’adolescence. Issu d’une très riche famille péruvienne, il pourrait sans peine passer ses jours à la plage, faire des mines sur Instagram, comme tous les jeunes et riches oisifs de sa génération. À la place, il a choisi d’être ici, et de jouer avec la mort pour nous faire voir un peu de vie. Derrière lui, il y a les éleveurs avec leurs pâturages immenses, leurs centaines de taureaux qui vivent en liberté dans cet Eden en attendant une mort glorieuse, tout le personnel des arènes, une économie florissante, un bassin d’emplois, des jeunes les yeux pleins de rêves qui passent leur vie dans les écoles taurines, des centaines de passionnés, une structure sociale et un liant culturel infalsifiable et irremplaçable car implanté depuis des siècles. Derrière le torero, des milliers d’hommes et de femmes s’activent et brûlent d’une passion commune, toute une écologie sociale, biologique et financière a trouvé son nexus. Éradiquons ce monde spirituel d’un décret signé par le caprice d’un Créon, par notre vanité morale, et que leur restera-t-il ? La Française des jeux, la drogue, les sites pornos et les parcs d’attractions en plastique seront les détritus de néant qui remplaceront ce rite séculaire. Tous les taureaux mourront. Un Super U ou un terrain de golf remplacera les élevages éteints par cette dépossession culturelle.
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Toro et torero sont si proches, désormais, qu’ils semblent se caresser l’un l’autre, ce sont des étreintes d’adieu ; il y a davantage de sens et de force dans le sentiment que couve cette valse funéraire que dans tous les violons de Netflix. « Musicaaaaa, cogno ! » hurle la foule à la présidence des arènes. Soudain, les trompettes, les bassons et les cors retentissent, comme depuis un autre monde, plus simple, plus juste et révolu : ils accompagnent l’affrontement entre cette masse noire et cette fine silhouette bleu et argent. Je retrouve dans le toro un peu de ce que ce siècle a fait de nous, tête baissée dans de vains tissus, nous qui fonçons dans les murs au premier encouragement et chargeons des chimères, impatience trompeuse obnubilée des couleurs vives, domptés par notre propre aveuglement, sollicités continuellement de notifications en rose, bave aux lèvres de l’âme, inconscients de nos blessures et inavertis de nos souffrances, sentant à peine le sang qui coule sur notre dos, que nous prenons pour la sueur de nos efforts quand c’est la vie qui fuit, la réalité qui nous quitte. Loin de la grande mort du taureau, c’est notre petite mort qui m’occupe l’esprit, sans gloire et sans trompette, non dans l’accord de notre nature mais à son détriment, bien plus immorale et bien plus dangereuse, tandis que la corrida suit son cours inéluctable.
Le torero a convaincu (car vaincre n’est rien sans convaincre). Une oreille est prélevée au taureau mort pour sceller le courage du jeune héros. Paradant pour son tour d’honneur, aux marges de l’arène, il la jette nonchalamment à une jeune admiratrice. Inspiration immédiate et note à moi-même : pour mon premier procès, couper l’oreille du procureur pour la donner à une femme…
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