L’épidémie, en progression alarmante dans l’hexagone, est un terrible révélateur. L’Oise et le Haut-Rhin sont confinés depuis ce lundi matin. Le nombre de lits de réanimation sera-t-il suffisant dans les prochaines semaines?
Frappée par l’épidémie de coronavirus, l’Italie vient d’annoncer la mise en quarantaine de la Lombardie, d’une partie du Piémont, de l’Émilie Romagne et de la Vénétie, isolant 15 millions de personnes et paralysant les régions les plus dynamiques et les plus riches du pays. En France, des ordres similaires de confinement commencent à être prononcés, notamment dans l’Oise et le Haut-Rhin. Devant des mesures aussi extrêmes, les citoyens s’interrogent : les gouvernements en font-ils trop ? Ou pas assez ?
Le calcul cynique de nos gouvernants
Pour comprendre l’effroi qui saisit les autorités, il faut réfléchir et compter. Compter non seulement les morts potentiels, mais surtout les malades graves. En effet la mortalité du virus, si elle est plus élevée que celle de la grippe, n’est pas en soi le problème principal. Elle concernerait 1 à 2% des malades, frappant en grande majorité des personnes très âgées, immunodéprimées ou porteuses de comorbidités sévères (cancers, insuffisance respiratoire chronique, etc.). Certes cette létalité est 10 à 20 fois plus élevée que pour la grippe saisonnière, mais la protection de la population affectée ne peut sans doute pas justifier de paralyser tout un pays. Avec un brin de cynisme, on peut même considérer que les personnes réellement menacées de mort par le coronavirus sont des inactifs, des poids-mort pour la société, et qu’avancer de quelques mois le moment de leur décès n’est pas forcément un drame en soi – ce cynisme est détestable, mais il est difficile d’imaginer que les preux chevaliers qui nous gouvernent en sont entièrement indemnes.
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Le vrai danger pour le système de santé et la société toute entière réside dans les formes graves de la maladie, qui peuvent toucher aussi des personnes jeunes et sans comorbidité. Ces patients devront être hospitalisés (sans doute aux alentours de 15% des cas) et parmi eux certains présenteront un syndrome de détresse respiratoire aigu (SDRA) et auront besoin de réanimation (potentiellement entre 5 à 10% des cas). Qu’est-ce qu’un SDRA ? C’est un état de défaillance respiratoire et parfois même multiviscérale, qui conduit à la mort en l’absence de réanimation lourde. Par réanimation lourde, on entend des mesures « extraordinaires » : intubation et ventilation mécanique, drogues inotropes positives, parfois trachéotomie, épuration extrarénale, au maximum oxygénation par membrane extracorporelle (ECMO), c’est-à-dire circulation extracorporelle le temps que les poumons reprennent leur fonction normale. Au prix d’un tel traitement, et en l’absence de complications supplémentaires, on peut espérer guérir d’un SDRA. La durée d’hospitalisation en soins intensifs est rarement moins de trois semaines, puis la récupération complète peut prendre des semaines, enfin des séquelles à type de fibrose pulmonaire sont possibles. Sans compter les séquelles laissées par les complications intercurrentes (surinfections, phlébites et embolies pulmonaires, escarres, ostéomes d’immobilisation, neuropathie périphérique, fonte musculaire, etc.).
Une fois qu’on a pris conscience de ce qu’implique la prise en charge d’une telle pathologie, il faut compter. Il y a en France un peu moins de 400 services de réanimation, qui totalisent environ 5500 lits. À l’heure où j’écris, le cap des 1000 cas d’infections par le coronavirus a été dépassé en France, et 19 personnes sont décédées. Cela représente donc probablement une centaine de patients en soins intensifs (ou y ayant séjourné). Qu’adviendrait-il si l’épidémie devenait hors de contrôle ? Si elle devait toucher 10 000 personnes, cela ferait un surplus de 500 à 1000 patients ayant besoin de réanimation ; 100 000 malades = 5000 à 10 000 hospitalisations supplémentaires en réanimation ! Comme on le voit, les capacités hospitalières seraient alors largement dépassées. Et ce même si l’arrivée des cas se faisait de façon filée, un malade atteint remplaçant un malade guéri – redisons que la durée de séjour en réanimation en cas de SDRA est rarement inférieure à 3 semaines.
Quid des autres pathologies ?
D’autre part, ce n’est pas comme si les lits de réanimation étaient actuellement sous-utilisés dans notre pays. En réalité, loin d’être vides, ils sont déjà fortement en tension. Les patients atteints d’un SDRA consécutif à l’infection par le coronavirus s’ajouteraient donc aux autres malades, dont on ne peut guère imaginer qu’ils guériraient comme par enchantement pour libérer des places. Faudrait-il alors faire le tri entre ceux qui pourraient bénéficier de la réanimation et les autres, qu’il faudrait abandonner à leur évolution naturelle ? Et selon quels critères ? Jusqu’à présent en France, on ne parle pas de rationner les soins selon le pronostic, les plus vieux et les plus malades devant laisser la place aux plus jeunes, mais il faudrait bien en venir là au cas où l’épidémie s’étendrait. Ou alors faudrait-il choisir selon les pathologies ? Imaginons ce que serait la réquisition des services disponibles pour soigner les malades du coronavirus : faudrait-il en chasser les malades atteints d’autres pathologies ?
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Je prends pour exemple mon service de neurochirurgie d’un grand hôpital parisien. Nous disposons d’une unité de réanimation spécialement dédiée à l’accueil des patients porteurs de pathologies neurochirurgicales (traumas crâniens, hémorragies cérébro-méningées, tumeurs cérébrales graves, infections…). 25 lits sont disponibles – en fait régulièrement moins car, faute de personnel, il arrive souvent que deux à cinq lits doivent être fermés. En cas d’épidémie hors de contrôle, devrait-on réquisitionner le matériel et le personnel pour les mettre à disposition, et « remplacer » par là-même les malades atteints de pathologies neurochirurgicales ? Et le service voisin de réanimation neurologique, qui prend en charge les polyradiculonévrites en défaillance respiratoire, les états de mal épileptiques, les encéphalites et autres comas ? Ce service, déjà affecté par des restrictions constantes, devrait-il se consacrer aux malades du coronavirus au détriment de son « cœur de métier », la neurologie lourde ?
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Et je ne parle pas ici de la désorganisation générale liée à la panique de la population, sourde aux messages de confinement chez soi, et qui se précipite déjà en masse aux Urgences. Dans mon hôpital, il a fallu ouvrir une consultation supplémentaire, en faisant appel à des volontaires pour pallier le manque de personnel. Et je parle encore moins du cercle vicieux que pourrait enclencher la contamination du personnel soignant, aux premières loges de cette maladie très contagieuse – on connaît le sort du médecin chinois lanceur d’alerte, le Dr Li Wenliang…
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On comprend ici la fébrilité qui saisit nos autorités. Déjà incapables de faire face à la crise qui secoue l’hôpital hors de tout contexte épidémique, elles sont prises de vertige à l’idée de ce qui nous menace à court terme. Ce d’autant que certains épidémiologistes, jouant les Cassandre, annoncent que l’épidémie ne sera pas maîtrisée et qu’elle deviendra une pandémie mondiale, infectant de 40 à 70% de l’humanité d’ici un an (Marc Lipsitch, professeur à Harvard, a annoncé de tels chiffres dans un article relayé par le site The Atlantic ! L’infection à coronavirus deviendrait alors une maladie durablement implantée dans le monde, maladie dont il faudrait se prémunir par la vaccination… une fois que ce traitement sera mis au point !
Ainsi l’épidémie en cours est un révélateur des fragilités d’un système à bout de souffle. Un système (la mondialisation) qui multiplie les échanges et place chaque pays dans la dépendance des autres. On a ainsi appris que le confinement d’une région entière de la Chine faisait courir le risque de pénurie de médicaments de première nécessité, car moins de 20% des principes actifs étaient encore fabriqués en Europe. Mais aussi un système (l’hôpital géré comme une entreprise) qui rationne les ressources au motif de faire des économies. L’épidémie n’avait pas encore vraiment commencé que paraissait le cri d’alarme d’un médecin hospitalier, mon collègue et ami Stéphane Velut. Dans L’hôpital, une nouvelle industrie, il raconte comment des « communiquants » imbus de leur bon droit expliquent aux médecins « comment passer d’un hôpital des stocks à un hôpital des flux ». On voit à quoi mène la doctrine du flux tendu dans un domaine aussi éminemment variable et imprévisible que l’urgence médicale. Il suffit d’une situation épidémique inattendue pour mettre à bas l’édifice si patiemment « rationalisé », c’est-à-dire asséché.
En vérité, nous sommes à l’heure des choix, voire des grandes décisions. Et peut-être même est-il déjà trop tard pour éviter l’effondrement, sanitaire et économique, de nos pays rongés par les incohérences, les non-dits et les lâchetés. Dans son allocution enregistrée depuis sa bibliothèque et retransmise sur écran géant dans une place Saint-Pierre encombrée de fidèles dont beaucoup étaient équipés de masques de protection, le pape s’est dit proche des malades et des soignants. Il paraît qu’il prie pour nous. En sommes-nous déjà là ?
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