Sans-frontiérisme, zadisme, scientisme et quelques autres constructions intellectuelles à la mode ne sortiront pas indemnes de la pandémie. Un impitoyable (et cocasse) passage en revue concocté par Causeur
La crise du Covid-19 agit déjà comme le révélateur de la validité de certaines théories et des inconvénients de quelques travers contemporains. Causeur en a identifié cinq. Il y a bien évidemment l’hostilité idéologique à la notion de frontière, assimilée au repli et à la xénophobie primaire. Plus discrète, mais étonnamment forte, la tendresse envers le sous-développement se trouve aujourd’hui confrontée à la réalité. Tout comme le courant de la « science participative » ou « science citoyenne ». La pandémie, enfin, force les pouvoirs publics à mesurer la gravité de deux dérives anciennes, la tendance à tout pénaliser et la quête de la perfection administrative, source d’innombrables injonctions contradictoires.
Le romantisme du No Border
Partisans d’une suppression totale des frontières, ils ont toujours été ultra minoritaires. Dans le microcosme de la jungle de Calais, leur tendance à instrumentaliser les migrants en les poussant à l’affrontement avec la police a souvent agacé les autres associatifs. Néanmoins, sous la forme édulcorée du soutien inconditionnel aux migrants, ils ont été transformés en héros de la résistance. En mai 2018, le maire de Grenoble, Éric Piolle, remettait une médaille à Cédric Herrou, et se déclarait par tweet « délinquant solidaire » du passeur de la vallée de la Roya, que 500 personnalités avaient soutenu dans une tribune publiée par Libération en octobre 2017. Le Covid-19 vient rappeler ce que produirait réellement la levée des restrictions aux déplacements à l’heure des vols low-cost : des catastrophes sanitaires en série. Mi-mars 2020, tous les pays du monde avaient suspendu les visas et renvoyé des douaniers dans les guérites. Des mesures cohérentes, dès lors que le confinement devient la règle quasi planétaire, mais des mesures mal assumées, beaucoup plus mal, par exemple, que l’interdiction faite à chacun de sortir à plus de 1 000 mètres de chez soi !
La réglementation est tellement contradictoire que les PME et les artisans ne parviennent plus à la respecter
Le 13 mars encore, Olivier Véran, ministre de la Santé, assurait sur Europe 1 que la fermeture des frontières n’avait « scientifiquement pas d’intérêt ». Le 16 mars, Emmanuel Macron annonçait la clôture pour un mois de l’espace Schengen.
L’apologie du sous-développement et du bidonville
Cette idée curieuse est devenue très tendance il y a une dizaine d’années. Publié en 2007 aux éditions La Fabrique, L’insurrection qui vient (anonyme) appelle à s’inspirer de « toutes les intuitions, de tous les savoir-faire, de cette ingéniosité propre aux bidonvilles qu’il nous faudra bien déployer si nous comptons repeupler le désert métropolitain ». En 2010, dans son livre Harmony, le prince Charles vante « l’organisation intuitivement supérieure » de Dharavi (Inde), le plus grand bidonville d’Asie, comparant les développements immobiliers « fragmentés et déstructurés » des nations occidentales à « l’ordre et l’harmonie » du bidonville. Le 5 janvier 2016, Les Échos publie une tribune intitulée « Le bidonville est-il l’avenir de l’urbanisme ? ». Réponse : oui. « Plus dense, mixte, d’emblée piétonne et économe en énergie, l’organisation spontanée des quartiers informels inspire les nouveaux modèles de développement urbain. » En octobre 2018, sort un livre sur la ZAD, Notre-Dame-des-Landes ou le métier de vivre, réalisé avec le concours d’un enseignant et des étudiants du master Alternatives urbaines de Vitry-sur-Seine. Fort esthétique (la vraie ZAD l’était sensiblement moins), il fait l’apologie d’un bidonville soft, empire du précaire et de la débrouille. L’ordre et la propreté seraient fondamentalement réactionnaires et la saleté, cool et rebelle. Mars 2020, le Covid-19 ramène tout le monde à la raison, au moins temporairement. « Nous sommes face à une situation désastreuse, les mesures de précaution basées sur les distances physiques se révélant inapplicables dans les bidonvilles », écrit The Hindustan Times le 23 mars. Bidonvilles où « vivent la majorité des domestiques et des travailleurs manuels », ce qui place l’ensemble de la société urbaine indienne dans une situation particulièrement délicate.
La mascarade de la science participative
L’intention est louable. Botanistes ou astronomes, les simples citoyens ont souvent apporté leur pierre à la science. Pourquoi ne pas les associer aux prises de décision ? Depuis une dizaine d’années, l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), le ministère de la Santé et le ministère de la Recherche ont donné une place croissante à la société civile. Les associatifs ont été invités à délibérer avec les scientifiques. Le malentendu a rapidement surgi. La représentation de la « société civile » a été préemptée par de petites structures aux idées bien arrêtées, qui attendent de la science qu’elle confirme leurs préjugés, fortement orientés vers la décroissance et l’anticapitalisme. Sur le site sciencescitoyennes.org, où on martèle que les chercheurs sont trop soumis aux pressions des lobbies, les militants du Criigen (anti-OGM) ou de Priartem (anti-ondes) se présentent comme des cautions démocratiques. Ils réclament et obtiennent parfois un droit de regard sur des avis qui vont formater la réglementation. Le Covid-19 montre ce que vaut cette science citoyenne dans un contexte d’urgence : rien.
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La justice, instrument du Bien
Dans les années 1990, les professeurs de droit expliquaient qu’une bonne décision de justice se reconnaît à ce qu’elle déçoit les deux parties. Cette conception s’est effacée. Le droit, de plus en plus, est conçu comme l’instrument du Bien, une sorte de bicarbonate de soude, qui nettoie, ravive, répare et purifie les souillures sociales, quitte à remettre en cause les libertés démocratiques. Pénalisation du droit des affaires pour lutter contre les patrons voyous, pénalisation du droit fiscal pour réprimer la fraude, pénalisation du droit de la famille contre les viols conjugaux et pour la protection de l’enfance. Sans parler de la pénalisation forcenée du droit de l’environnement, dont les plus fervents avocats sont en train de basculer dans le rejet pur et simple de la république parlementaire. « Notre modèle de démocratie représentative ne permet pas de prendre les mesures radicales nécessaires pour faire face aux défis actuels », lançait en août 2019 dans la revue We demain Cyril Dion, réalisateur du film Demain, sorti en 2015[tooltips content= »Ce qui n’a pas empêché Emmanuel Macron de le nommer « garant » de la Convention citoyenne pour le climat. »](1)[/tooltips]. « Dans un régime démocratique où l’essentiel de l’offre politique fait de la croissance économique l’objectif ultime du bon gouvernement, l’endiguement des émissions de gaz à effet de serre est-il seulement possible ? » se demande Le Monde du 3 janvier 2019. En septembre 2018 déjà, l’astrophysicien Aurélien Barrau avait réclamé dans une vidéo des « mesures coercitives » pour sauver la planète, expliquant qu’il fallait « renoncer à certaines libertés ». Déjouant tous les pronostics, c’est un virus et non le réchauffement climatique qui a conduit à mettre les libertés publiques entre parenthèses. Pour la première fois, et peut-être pas la dernière, la détention à domicile est la règle à l’échelle du pays. Des hélicoptères et des drones survolent la France de Maîche (Doubs) à Combrit (Finistère). Des promeneurs sont placés en garde à vue dans le Rhône et dans l’Ain. À Cavaillon, le 30 mars, un récidiviste est condamné à deux mois de prison ferme pour non-respect du confinement. La veille, la chancellerie avait annoncé la libération anticipée de 3 500 prisonniers, pour désengorger les prisons menacées par le Covid…
La folie judiciaire rattrape les ministres. Onze familles de djihadistes avaient déjà porté plainte (classée sans suite en janvier 2020) contre Jean-Yves Le Drian, suite au refus de la France de rapatrier ses ressortissants incarcérés en Syrie. Dans le dossier du Covid-19, une dizaine de plaintes pour non-assistance à personne en danger ou homicide involontaire ont déjà été déposées devant la Cour de justice de la République contre Édouard Philippe, Agnès Buzin, Christophe Castaner et Nicole Belloubet. Réveil brutal dans les ministères : la pénalisation des rapports sociaux n’était pas seulement un sujet de dissertation au concours de l’ENA.
Il y a surenchère dans la contrainte. Le 30 mars, Act Up-Paris, le Collectif inter-hôpitaux, le Collectif inter-urgences, la Coordination nationale infirmière, l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament demandent la « réquisition » des moyens de production de masques et de médicaments. Le 25 mars, Martin Hirsch, directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, appelle à une « réquisition » des soignants, alors que des médecins retraités se présentent déjà spontanément pour reprendre du service. Comment dire stop quand des vies sont en jeu ? Comme le dit Olivier Babeau, professeur de gestion, au Figaro Vox, nous assistons à la fusion de l’État-providence et de l’État-surveillance. Paradoxalement, la réaction pourrait venir des gouvernants, et non des gouvernés.
La quête de la perfection administrative
Depuis le début de la crise du Covid, le gouvernement a enchaîné les injonctions contradictoires, s’inscrivant dans la tendance actuelle, et pas seulement en France, à réglementer tous les cas de figure possibles, ce qui conduit invariablement à des textes illisibles. Le Conseil d’État le répète chaque année depuis 2006 au moins, le droit est devenu « instable, peu lisible et en partie imprévisible », car il est modifié en temps réel. Plus de 10 % des articles d’un code (de l’environnement, du travail, de la sécu) changent chaque année. Des dizaines de juristes et d’experts ont tiré en vain la sonnette d’alarme à ce sujet, sans être écoutés. Le Covid-19 confirme leurs plus sombres pronostics.
L’État français a de plus en plus de mal à formuler un discours cohérent, quels que soient les ministres en poste, quels que soient les sujets. D’ordinaire, ce sont les citoyens qui en font les frais. En 2018, par exemple, 88 % des contrôles réalisés par les Ursaaf se sont conclus par des redressements. La réglementation est tellement contradictoire que les PME et les artisans ne parviennent plus à la respecter[tooltips content= »Le site web du Cercle Lafay compile à cet égard des exemples effarants, dont celui des foyers Emmaüs redressés pour ne pas avoir payé de cotisation sur l’argent de poche versé aux personnes hébergées »](2)[/tooltips]. Le Covid pousse le système au point de rupture, avec des injonctions inhabituellement larges, mais toujours aussi contradictoires. Le vendredi 13 mars, Emmanuel Macron annonce la suspension des cours pour le lundi suivant, mais appelle les électeurs à se rendre aux urnes le dimanche. Le lendemain du premier tour, 16 mars, il annonce le confinement général et la fermeture des commerces qui ne sont « pas de première nécessité ». Deux jours plus tard, Bruno Le Maire envisage la réouverture des librairies, menacées par Amazon ! Le 17 mars, alors que les admonestations à rester chez soi se multiplient, la ministre du Travail Muriel Pénicaud se déclare « scandalisée » par « l’incivisme » d’un syndicat d’artisans du bâtiment, qui a appelé ses adhérents à suspendre les chantiers, le temps de trouver des solutions pour assurer la sécurité des salariés. « On nous laisse le choix entre le tribunal de commerce en cas de dépôt de bilan et le tribunal correctionnel en cas de problème sanitaire chez nos salariés », tonne un patron de 38 ans, Romain Dumans, dans une vidéo visionnée plus de 35 000 fois en cinq jours.
Les pouvoirs publics cherchent en vain la circulaire parfaite, celle qui ménagera les impératifs sanitaires et les nécessités économiques. À leur niveau, les préfets sont tout aussi difficiles à suivre. Le 17 mars au matin, celui du Morbihan ferme tout le littoral à la promenade. Dès l’après-midi, les amendes pleuvent. Le lendemain, le même préfet diffuse une diatribe martiale (« les batailles se gagnent en première ligne, mais c’est à l’arrière que se gagnent les guerres »), appelant ceux qui le peuvent à reprendre le travail pour « éviter la pire récession du siècle ». Interdiction de sortir, interdiction de rester à la maison ! Comme disait Philippe Muray dans L’Empire du Bien, « la seule, la bonne question désormais, est de savoir s’il est encore possible de ne pas tout interdire absolument ».