Le tandem Macron-Merkel promet des sommes faramineuses pour relancer l’économie européenne. Mais de la mutualisation des dettes à la relocalisation des industries clés, trop de questions restent dangereusement en suspens.
Le couple franco-allemand n’est pas mort, il bouge encore.
L’annonce conjointe d’un plan de « relance » de 500 milliards d’euros par Emmanuel Macron et Angela Merkel, déjà qualifié d’accord du siècle par quelques journalistes en mal de sensationnalisme, a redonné corps à l’idée du tandem franco-allemand, qui avait été un thème central de la campagne de Jupiter en 2017. Depuis, les demandes réitérées de l’Élysée pour avancer plus loin et plus profondément dans l’intégration européenne se sont heurtées aux « nein » sereins de la Chancellerie de Berlin.
Mais voici que l’Allemagne vient à résipiscence, alors même que la Cour constitutionnelle de Karlsruhe vient, dans son arrêt du 5 mai, de réaffirmer son credo politique, la souveraineté allemande, et son credo économique, l’interdit qui frappe le financement monétaire des dettes publiques. Et quelques jours à peine après le refus opposé par l’Allemagne, les Pays-Bas, la Finlande et l’Autriche, autrement dit par l’Europe du Nord, aux appels au secours de l’Europe du Sud, soutenus par la France. L’Europe du Nord ne voulait pas des « coronabonds » émis dans le cadre d’un plan de soutien avec le bénéfice d’une mutualisation des dettes qui sous-entend que les pays solvables se portent garants des pays insolvables.
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Macron et Merkel font à nouveau rouler les dés sur la table. Ils ont ainsi marqué leur préoccupation grandissante sur le sort de l’euro et de la « construction » européenne. Les chiffres disent que les économies s’effondrent et les perspectives d’un rétablissement sont reportées aux calendes grecques. Et ce, malgré les centaines de milliards de dettes nouvelles consenties par les États pour parer à l’urgence sanitaire, économique et sociale. Ils proposent une relance dotée de 500 milliards d’euros. Cependant, la mutualisation des dettes émises par les États pour constituer ce fond reste en débat.
Mon propos n’est pas de spéculer sur les motifs politiques qui ont conduit l’Allemagne à accepter le principe de ce plan. Qu’il s’agisse d’effacer l’affront fait aux pays du Sud, qui a traumatisé nos voisins, ou de voler au secours d’un président français affaibli par sa gestion de la crise sanitaire, qu’importe ! Que faut-il penser de ce plan ? Et d’abord, que faut-il penser des efforts coûteux consentis depuis l’entrée en scène du coronavirus ?
Une dette à l’état pur
Dans l’ensemble de l’espace européen, les États ont paré au plus pressé. Il s’agissait, ni plus ni moins, de faire face aux déficits supplémentaires creusés dans les comptes publics par la chute de la production, des revenus et des recettes fiscales et sociales, ainsi qu’aux dépenses sanitaires liées à la pandémie. Rien de « keynésien » dans cette politique entièrement contrainte par les circonstances. Une politique keynésienne passerait par des investissements dans les infrastructures, des incitations à l’investissement privé ou des allègements fiscaux ciblés sur les classes moyennes.
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La mesure essentielle a consisté à financer l’indemnisation d’un chômage partiel de masse : il a concerné 12 millions de personnes, pour un coût estimé à 25 milliards d’euros par Bercy, mais à 58 milliards par la commission des finances de l’Assemblée. Cette mesure, inévitable, a eu deux effets : premièrement, elle a soutenu la consommation des chômeurs indemnisés et de leurs familles ; deuxièmement, elle a préservé d’innombrables unités de production qui auraient, sans elle, basculé dans le néant. On voit a contrario l’intérêt du chômage partiel tel qu’il est pratiqué en Europe quand on compare la situation américaine où les entrées au chômage définitif ont explosé.
J’ai plaidé, dans ma chronique précédente, pour un financement monétaire des déficits supplémentaires, qui aurait permis de limiter les dettes publiques. Une proposition qui ne serait pas du goût de la cour de Karlsruhe ni de celui des autorités de Francfort et de Bruxelles, mais qui a l’avantage insigne de rappeler que la dette nouvelle est une dette à l’état pur et que les dettes accumulées ont de moins en moins de chances d’être remboursées. Sauf si une providentielle nouvelle révolution industrielle venait au secours des économies en marasme.
Quid de la concurrence loyale et non faussée ?
Le plan franco-allemand se présente sous d’autres atours. Il prétend explicitement favoriser une « relance » économique par des investissements publics à caractère sanitaire et écologique tout en venant au secours des grandes entreprises et des secteurs en difficulté ou en détresse comme l’automobile, l’aéronautique et le transport aérien, voire l’hôtellerie-restauration, l’édition ou la librairie.
Il n’est plus question que de « souveraineté » économique, formule qui écorchait la langue il y a quatre mois encore et que l’on entend aujourd’hui dans la bouche de responsables qui voulaient privatiser Aéroport de Paris
Pourquoi pas ? Mais il faudra attendre les précisions qui seront sûrement apportées après l’adoption définitive de la proposition – nous partons du principe qu’elle le sera. Car autant elle séduit par son volontarisme, autant elle conduit à s’interroger sur sa faisabilité au regard des règles européennes de la concurrence loyale et non faussée qui figurent dans le livre saint de Bruxelles.
Deux points doivent être examinés. Le premier est celui de la nature de l’aide : prêt ou subvention ? Le prêt serait admissible, sous réserve du bon emploi des sommes. Mais quid des subventions ou des dotations au capital habituellement proscrites par Bruxelles ? Le second est celui du bénéficiaire. Car le soutien revient à privilégier un acteur, donc un ou plusieurs États, donc à « fausser » la concurrence.
Pour illustrer notre propos, un soutien européen à Airbus ne rencontrerait pas d’obstacle majeur dès lors que ses concurrents sont américains. Il n’en irait pas de même pour Air France et Renault qui sont dans une passe ô combien difficile. Car il ne faut pas rêver à un rétablissement des liaisons aériennes ni à un redémarrage puissant du secteur automobile, dont tous les grands marchés se sont effondrés, y compris le chinois.
Et quid de la relocalisation et de l’emploi ?
Les tartuffes battent à nouveau la campagne. Il n’est plus question que de « souveraineté » économique, formule qui écorchait la langue il y a quatre mois encore et que l’on entend aujourd’hui dans la bouche de responsables qui voulaient privatiser Aéroport de Paris et céder Alstom Transports à Siemens après avoir bradé Technip et Alstom Énergie.
En ce cas, de quoi parlent Macron et Merkel ? Sans doute de souveraineté sanitaire. Les médicaments et les équipements hospitaliers seront à nouveau réalisés en Europe, mais plutôt, n’est-ce pas, dans les pays à bas coût de l’Union. On imagine mal en revanche que l’automobile, la mécanique et plus encore les aciéries soient rapatriées sur le Vieux Continent. D’ailleurs, notre ancien Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, l’a dit : « Pour l’industrie, c’est fini. » Ce qui signifie dans son esprit que c’en est fini pour l’industrie française ! Raffarin est un servant du libre-échange mondial et un militant de cette Europe « fantôme » dénoncée par Régis Debray. Il l’a montré durant son passage à Matignon et, depuis, il ne cesse de plaider dans ce sens, nonobstant les crises alarmantes de 2008 et 2010.
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Ce qui est en jeu, dans ce vaste jeu d’ombres, c’est le pouvoir stratégique des managers. Ils ont œuvré au libre-échange mondial sous la tutelle explicite des grands actionnaires de la bourse. Une relocalisation de grande ampleur suppose, premièrement, que la tutelle financière se relâche et, deuxièmement, que les managers acceptent le retour de l’activité dans les pays à coût élevé, tout le contraire de ce qui s’est fait depuis trente ans. Peuvent-ils se renier après avoir défendu et illustré la création de valeur pour l’actionnaire appuyée sur une délocalisation pratiquée sans états d’âme ?
Enfin, quels seront les effets du plan européen sur l’emploi ? Renault, un bénéficiaire potentiel du soutien, prépare d’ores et déjà un allègement d’effectifs sur ses sites français, peut-être nécessaire du point de vue de la gestion, mais qui se heurte frontalement au principe d’un soutien public. Et bien d’autres groupes fourbissent leurs propres plans sociaux. Ce qui nous promet un climat social encore plus délétère. La rentrée sociale sera chaude bouillante !
Ultime observation. Gardons à l’esprit, par-dessus tout, que la « relance » massive se fera au prix d’un endettement nouveau qui pourrait passer un seuil critique. Dès lors, la question est de savoir quel sera le retour sur investissement des dépenses nouvelles. Pour que les 500 milliards de dettes rapportent plus que ce montant, il faudrait qu’ils soient assortis d’une relocalisation de grande ampleur. Autant dire que ce n’est pas gagné.