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Agriculteurs et Coronavirus, on ne confine pas la terre

Rien n'a changé dans leur quotidien


Agriculteurs et Coronavirus, on ne confine pas la terre
Vaches normandes, image d'archive © Thierry Le Fouile/ SIPA

Le monde est en quarantaine, les grandes villes sont désertées, l’activité atone. La France retient son souffle en comptant ses morts au quotidien et tous ses habitants, gantés et masqués, se terrent comme des animaux effrayés par le tonnerre et la foudre d’une épidémie sans précédent. Tous ? Presque. Il existe une rare catégorie de Français pour laquelle la vie n’a guère changé. Les agriculteurs. Reportage en Normandie.


Crise du Covid 19 ou pas, François Guyard, cultivateur ornais, se réveille tous les matins que Dieu fait à six heures. Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige. Il embrasse son épouse Carole, pharmacienne, et saute dans sa Peugeot blanche avec Artus, son fils de 15 ans – en ce moment privé d’école – et Fergie, son fidèle dalmatien. Quinze kilomètres de route plus tard, lorsque le patchwork des prés du bocage normand succède enfin à la plaine, entre Écouché et les contreforts de la Suisse normande, il arrive à la ferme. Ça fait presque trente ans que c’est ainsi. Tous les jours. Avant lui, Maurice son père, cultivait les hectares familiaux à dos de Massey Ferguson sans cabine. Son grand-père André, se cassait le dos sur son araire tiré par des percherons avec famille, frères et épouses. Autant dire qu’à la ferme Guyard on ne sait pas faire autre chose que travailler. «De toute façon, on voudrait arrêter qu’on ne pourrait pas, explique François en souriant ». Avec son frère, Philippe, il gère les trois cents hectares de l’exploitation, aidé d’un unique employé. Chez les Guyard, l’agriculture c’est évidemment une passion intergénérationnelle. Une communion héréditaire. Mais c’est d’abord et surtout un devoir de famille.

Epidémie ou pas…

François a 52 ans. Ce n’est pas une caricature d’agriculteur comme on peut en voir parfois à la télévision, la Gitane maïs vissée au bec et la casquette enfoncée jusqu’aux oreilles. C’est une belle gueule de passionné. Un paysan 2.0 qui « vit » son sol argilo-limoneux  amoureusement comme les ébénistes adulent leurs essences.  

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La terre ne ment pas. Et la terre n’attend pas. Alors épidémie ou pas, rien ou pas grand-chose n’a donc changé dans son quotidien. « On est juste plus libre dans nos déplacements vous savez, et on ne se fait plus engueuler sur la route en tracteur, rigole-t-il, on peut aussi traiter les cultures au pulvérisateur sans être victime du agri bashing par les ignorants. Plus sérieusement, c’est entre nous qu’ont fait attention et surtout avec nos quelques fournisseurs, mais pour le reste… » Même pour les bêtes tout est comme avant. Car les Guyard exploitent aussi une centaine de vaches. Des Holstein pures, noires et blanches, qu’ils élèvent en stabulation. Une exploitation moderne blottie sous un hangar géant où les bovins naissent, vivent, mangent et dorment. « Les vaches ça nous pousse au cul, plaisante Maurice le père, en maniant la pelle à ensilage de maïs pour nourrir les veaux. Les bêtes, il ne faut jamais les laisser sans soin ». A 85 ans, le patriarche de la famille se lève encore tous les matins à quatre heures pour se rendre à la ferme dans sa Saxo blanche hors d’âge qui sent la bouse. Et ce, malgré les réprimandes de sa femme Odette. La maison – la ferme, la ferme – la maison, le trajet de 800 mètres a usé toute la gamme Citroën. Ça fait soixante-dix ans que ça dure. Alors question courage, il en connaît un rayon. Il a vu les «Boches» dans les bosquets de Neuvy-au-Houlme, le Maurice. Le Général Leclerc et sa deuxième DB libérer les villages en 44.  Il a cassé et rangé des milliers de stères de bois à la scie et au merlin. Moissonné en brassées à la main. Arpenté de son pas lent et triste ses terres ravagées lors de la sécheresse de 76. Ça n’est donc pas une épidémie de grippe, si violente soit-elle, qui va «loger » ce gaillard indestructible de 1 m95.  

700 000 litres de lait par an ne laissent aucun répit. Mais on est désormais bien loin de la traite à la main que Maurice et Odette connurent dans les années 60. « Nous utilisons désormais un robot de traite, explique François, c’est un gain de temps inestimable et plus de contraintes horaires, les vaches n’ont qu’à se présenter devant le robot quand elles le désirent, de jour comme de nuit, pour être prises en charge par la machine ». L’appareil porte le doux nom de Lely Astronaut. Et vu son prix, il aurait pu s’appeler Rolls Royce. « C’est un investissement de 200 000 euros qu’on pense pouvoir amortir sur dix ans ». On est bien au prix de « la meilleure voiture du monde ». À ce tarif, l’engin sait tout faire. Il reconnaît l’animal grâce à un code barre, le place sur une piste, lui nettoie les pis avec des mini brosses et une visée laser, analyse la température du lait (et donc celle de la vache), détermine aussi si elle est en chaleur, ce qui est essentiel pour la reproduction. Il est même capable de détecter une éventuelle mammite, de déterminer les taux de matière grasse et de sélectionner le lait en fonction de sa qualité ; « quand il n’est pas à la hauteur de l’exigence imposée, il est écarté automatiquement du réservoir principal et est donné à boire aux jeunes veaux », explique Philippe, chef des animaux. C’est moins poétique que les vaches au pré, mais c’est plus sain et plus efficace. Et tout ça pour quoi? Un camion-citerne de chez Lactalis qui vient chercher l’or blanc tous les deux jours. 34 centimes du litre pour un nectar « qualité super A », dix heures de travail par jour et presque sept jours sur sept. Et un salaire à la fin du mois pour le moins modeste. 

Le virus du Covid-19 ici, on en a plein les oreilles comme tout le monde

300 hectares de terre à gérer c’est un travail de chaque jour. Avec la nouvelle réglementation sur l’utilisation des produits phytosanitaires, – Francois suit le plan « agriculture raisonnée » et il a donc réduit ses intrants de 50% – il faut donc labourer plus souvent, même avec des socs de charrue « 10 corps » de quatre mètres de travail, tractés par un  John Deer de 250 ch, c’est un boulot énorme. « On peut passer jusqu’à dix fois dans le même champ avoue-t-il, alors multiplié par 300 hectares ça en fait des kilomètres ». Il faut aussi inspecter les champs avec le vieux quad pour démasquer les attaques éventuelles de ravageurs, semer, traiter, tailler des kilomètres de haies, déchaumer, effectuer un travail de « lit de semences», replanter de la moutarde – cette céréale capable de piéger les nitrates  – bref on est sans arrêt sur le pont.

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 « Quand les terres ne sont pas inondées… » se plaint François car cet hiver, la pluie est tombée sans discontinuer depuis le mois d’octobre. Les nappes ont débordé. « Notre juge de paix, c’est l’Orne, explique Maurice, la voix cassée à force d’avoir appelé son fuyard de fox terrier, on sait que les nappes sont pleines quand la rivière a débordé trois fois ». 

Il faut enfin jongler avec la météo, alterner les types de culture, observer les cours des céréales, comme lorsqu’ils ont pris dix euros de hausse à la tonne en quatre jours pendant les feux australiens. Et prier le ciel aussi qu’il pleuve de nouveau en mai et en juin pour que l’orge et les blés soient beaux. Alors, bien sûr le virus du Covid-19 ici, on en a plein les oreilles comme tout le monde. On écoute la radio en tracteur. On regarde Jean-Pierre Pernaud à midi. Et quand on rentre à la maison c’est au tour de Carole, l’épouse pharmacienne, de raconter sa journée harassante à servir les clients malades avec son masque. Mais c’est bien d’une autre maladie dont sont atteints les Guyard, il n’y a qu’à voir Artus, le jeune fils de François grimper à l’échelle de son tracteur de 2m50 de haut pour comprendre que cette famille-là n’est pas prête d’être vaccinée contre la passion. 

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Francois Tauriac est journaliste et éditeur

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