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Laissons les vivants enterrer les morts


Laissons les vivants enterrer les morts
Morgue de Milan, mars 2020. Authors: Luca Bruno/AP/SIPA. Feature Reference: AP22440630_000035

 


En application des décisions faisant l‘objet du discours d’Emmanuel Macron le 16 mars, il devenait interdit d’être présent aux funérailles de ses proches et de ses amis. Interpellé sur cette mesure draconienne Edouard Philippe déclarait le lendemain sur le JT de France 2 : «Ce que je vais dire est terrible à entendre, mais […] je vais répondre non. Nous devons limiter au maximum les déplacements. Même dans cette circonstance, nous ne devons pas déroger à la règle qui a été fixée». Et la civilisation dans tout cela ?


Ce soir, 23 mars, la rédaction de Causeur m’apprend que le gouvernement est revenu sur sa prescription. Vingt personnes peuvent donc participer à un enterrement. Certes, enterrer ses morts n’est pas une activité productrice, on peut donc l’interdire en même temps que l’on demande aux entreprises de tout faire pour poursuivre leurs activités, ce qui n’est pas toujours compatible avec le renformcement du « confinement ».

La nécessité fait loi. La vie doit l’emporter sur la mort. Même si pour d’autres raisons le conseil scientifique du gouvernement soutenait encore par la voix de son président, manifestement souffrant, que les masques et les tests dont on manque cruellement sont inutiles pour préserver la population, alors qu’ils ont fortement contribué à juguler l’épidémie en Corée du Sud. Et le 21 de ce mois Olivier Véran annonce la commande de 25 millions de masques à distribuer dans les semaines à venir pour les services les plus concernés, mais toujours pas pour les pékins.

Mais je referme cette parenthèse pour revenir à mon sujet : la place des morts pour les vivants.

« L’impensable » – je reprends ce terme à Jankélévitch – est au centre imparlable de ce qui vit et pense. On peut se détourner d’un cadavre, mais pas du mort ami ou ennemi qui porte en lui le reflet fugace de l’ipséité du court voyage des vivants.

Ne pas pouvoir participer aux funérailles d’un proche avec lequel nous avons une dette de vie est pire qu’une privation : un reniement forcé dont il est difficile de se défaire tant il fait obstacle au deuil.

Tant il fait obstacle à ce qui est donné, comme l’écrit le poète François Cheng, d’origine chinoise, superbement accompagné par les encres de Fabienne Verdier :

Ce qui est donné
C’est la promesse d’une vie
jamais remémorée
À reprendre entière
Ou à laisser

L’interdit, adoubé de « science », porté sur les funérailles méconnaît cette fonction essentielle pour l’humain face à la stupeur devant la mort. Et cette méconnaissance porte à croire qu’on va limiter l’épidémie par la mesure dérisoire d’une interdiction faite aux endeuillés, alors qu’il n’est pas si difficile d’appliquer aux cimetières les précautions en vigueur dans n’importe quelle « grande surface ».

Le gouvernement aurait-il profité de son confinement pour lire l’« Antigone » de Sophocle ? Il prendrait conscience de la fragilité d’une « raison d’État » confrontée au devoir sacré, non seulement d’ensevelir mais d’accompagner un mort jusqu’à sa sépulture. On connaît la fin tragique de Créon d’avoir voulu s’y opposer.

Emmanuel Macron n’aurait, en effet, rien à gagner à faire figure de nouveau Créon par le maintien d’une mesure dérisoire autant que cruelle.

Le Président de la République, maniant l’anaphore avec le talent qu’on lui connaît, s’est adoubé chef de guerre contre le virus. À ce titre, comme à celui que lui reconnaît la Constitution, il commande les armées. Au premier rang des troupes, les soignants. De bonnes paroles et des coups de chapeau aux professionnels de la santé ne suffisent pas à pourvoir ces derniers des armes indispensables pour mener le combat. Tout soignant, notamment dans les EHPAD, toujours dépourvus de masques, et qui n’en auront droit qu’au compte-goutte, sont donc les futurs « morts » en première ligne de cette « guerre ». Cinq médecins ont déjà payé de leur vie leur fidélité désarmée au serment d’Hippocrate.

Macron prendra-t-il alors pour modèle le légendaire Jacques Péricard auquel on prête d’avoir eu raison, en 1915, d’une contre-attaque allemande qui avait fauché la quasi-totalité de sa section, au cri de : « Debout les morts » ?



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Marc Nacht est psychanalyste et écrivain

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