Des études en Suisse pas si lointaines – Kim Jong-un avait 28 ans lorsqu’il succéda à son père, en 2011 –, une belle épouse avec laquelle il s’affichait, sa présence à un spectacle de variétés où apparaissaient Mickey et Donald : non, ce garçon ne pouvait être bien méchant.
En réalité, ces personnages de bande dessinée venus tout droit d’Amérique ne prouvaient pas que la Corée du Nord s’ouvrait à l’Occident, mais plutôt que Kim Jong-un était le chef incontesté du pays et qu’il ne verrait pas, lui, sa carrière mise en cause pour des futilités comme son frère aîné, écarté du pouvoir pour s’être fait bêtement reconnaître, quelque temps avant, à Tokyo où il comptait justement visiter Disneyland. Pourquoi alors se priver d’un pied de nez à ce frère qui, d’ailleurs, entre deux soirées dans les casinos de Macao, se moque ouvertement de la direction nord-coréenne ?[access capability= »lire_inedits »]
Le jeune espoir, en même temps qu’il manifestait son sens aigu de la famille en faisant bientôt exécuter un oncle, dont la lignée familiale n’était pas aussi brillante que celle de sa femme, soeur de Kim Jong-il, s’avérait un fidèle continuateur d’une tradition déjà ancienne, notamment illustrée par le coup de piolet enfoncé dans le crâne de Trotski sur ordre de Staline, ou les humiliations et l’enfermement de Liu Shaoqi par Mao. La Corée du Nord est issue du monde communiste et en a gardé les traits les plus significatifs : les purges, par exemple.
Au cas où nous l’aurions déjà oubliée, l’incroyable escalade de menaces proférées, au printemps 2013, par le petit prince récemment promu contre les États voisins, les bases américaines, le territoire même des États-Unis, nous rappelle – tout comme la récente exécution de son oncle, faux régent respecté et vraie scorie de la société, nous dit-on à Pyongyang – la violence endémique de l’État nord-coréen.
On peut même parler de barbarie. En novembre 2013, à Wusan, un port de la côte ouest de la Corée du Nord, dans un stade plein comme un oeuf, 80 et quelques personnes ont été publiquement exécutées. Leurs crimes ? La police avait trouvé sur elles ou dans leur appartement des DVD, des CD, des clefs USB contenant des images venues de Chine et de Corée du Sud. Violent, barbare, l’État n’est pas insensé pour autant. Il sait que les échos du monde extérieur, qui circulent de plus en plus sous le manteau en Corée du Nord, représentent un grand danger : celui de voir la population cesser de croire à la propagande officielle et d’adhérer au salmigondis communisto-nationaliste, l’idéologie du « juche[1. « Juche » ou « djoutché » : mot coréen qui renvoie à l’idée d’identité, de souveraineté, voire d’autosuffisance. Cette idéologie du « juche », imposée du temps de Kim Il-sung, au milieu des années 1970, allie le communisme et la mystique nationaliste dont le leader incarne la synthèse. Les autorités de Pyongyang ont fait de 1912, année de la naissance de Kim Il-sung, premier dirigeant de l’État, le début de « l’ère du juche ». Nous sommes donc en l’an 102 de cette heureuse ère nouvelle…]» qui a remplacé le marxisme-léninisme. L’unité idéologique vaut bien quelques exécutions…
La fermeture des frontières, une presse écrite aux mains du Parti unique, des postes de radio bloqués sur les seules stations autorisées, des gamins chantant dès leur plus jeune âge des éloges dithyrambiques du « Leader », 35 000 statues des Kim, père et fils : tout cela visait à convaincre une population captive qu’elle était au paradis et que le monde entier lui enviait ses magnifiques dirigeants. Mais aujourd’hui, les murs de la prison se fissurent. On peut comparer, et la comparaison est rarement à l’avantage de la Corée du Nord.
Pour comprendre cette timide « entrouverture », il faut remonter à la fin des années 1990. Un phénomène inouï advint alors en Corée du Nord : sans guerre, sans campagne délirante lancée par l’un de ses dirigeants – dans le genre du « Grand Bond en avant » en Chine, en 1962 –, le pays s’enfonça lentement mais sûrement dans la pire famine de la fin du xxe siècle. Elle provoqua au moins 500 000 morts, et peut-être bien plus. Malgré les efforts du Programme alimentaire mondial de l’ONU, malgré l’aide des « impérialistes » et de leurs « valets » de Séoul, les autorités furent dépassées. Le système de distribution rationnée de la nourriture s’effondra. Il ne restait plus à la population qu’à compter sur elle-même pour survivre.
C’est ce qu’elle fit, passant en contrebande vers la Chine des antiquités, des pièces de métal retirées des usines (la moitié ne fonctionnant plus, la chose était facile), des herbes médicinales, des vêtements coupés et cousus à la maison et bien d’autres choses encore. On vendait aussi sa force de travail, et on revenait après quelques mois avec de l’argent chinois (largement accepté en Corée du Nord depuis) ou du riz pour nourrir sa famille – et aussi avec des souvenirs éblouis sur le niveau de vie et même la liberté dont jouissait la Chine.
On cultivait aussi des légumes en douce, en dehors des fermes collectives, et malgré la pauvreté des sols et l’absence de moyens techniques, on en vint rapidement à produire de quoi alimenter des réseaux souterrains vers la Chine ou des vendeurs sur les marchés qui surgissaient ici ou là dans les villes coréennes. Sans doute, tout cela était illégal. Une couturière à domicile, un vendeur sur un marché non autorisé, a fortiori un contrebandier, risquaient gros. Mais la vie était dure aussi pour les policiers, les soldats ou les contrôleurs dans les trains. Aussi acceptaient-ils de fermer les yeux moyennant bakchich.
Les années ont passé. Les trafics ont continué. Ils se sont même amplifiés. Le petit capital amassé peut aujourd’hui servir à ouvrir un restaurant – officiellement d’État, bien sûr, en fait une entreprise privée – une société d’import-export de tissus ou de transport, voire d’extraction de minerais. Que font les fonctionnaires de l’État ? Rien, bien souvent : ils continuent de fermer les yeux tout en prélevant leur dîme au passage – et tout le monde est content. Le socialisme nord-coréen est préservé. La croissance reprend, faiblement, mais elle reprend. L’État touche finalement bien plus que ce qu’il toucherait si le système était respecté car la production et les bénéfices à ponctionner seraient moindres. Petit à petit, une élite « économique » s’est constituée, qui verrait d’un bon oeil l’abolition de la planification et de la collectivisation ainsi que l’officialisation du statut privé des entreprises qu’elle dirige de facto.
L’avenir du pays n’est plus aux seules mains de l’État. La population n’est plus ce qu’elle était. Sa foi dans ses dirigeants et leur idéologie s’est beaucoup érodée. Même la peur a un peu reculé. Être appréhendé lors d’une tentative de franchissement de la frontière ne conduit plus en général à la mort ni au camp pour des années. Et si 85 malheureux ont payé cher, devant une foule invitée à crier sa haine, le regard qu’ils ont jeté sur la vie qu’on mène ailleurs, de nombreux témoignages révèlent que des gens se sont tirés de bien mauvais draps grâce à un cadeau glissé dans la main d’un agent de la Sécurité, lors d’un contrôle à domicile, par exemple.
Cependant, l’élite économique a de quoi être partagée sur l’ouverture qu’elle appelle de ses voeux. Qu’aurait-elle à gagner si – comme c’est probable en cas d’effondrement du Nord – la Corée du Sud organisait l’unité de la péninsule sous son égide ? Les patrons marginaux et mal armés du Nord pourraient-ils alors résister à la concurrence d’entreprises modernes et dynamiques ? Un autre facteur joue contre les perspectives de changement : la Chine veut bien d’une stabilisation de la péninsule coréenne, mais pas d’un effondrement du Nord, car elle ne tient guère à voir une Corée réunifiée et pro-américaine à ses frontières.
Les dirigeants actuels de la Corée du Nord restent partisans du statu quo qu’ils peuvent imposer grâce à un appareil de contrôle, de surveillance et de répression de premier ordre. Doté de moyens modernes – informatiques notamment – pourvoyeur de camps et de prisons (le nombre des premiers a baissé, mais celui des prisons a beaucoup augmenté), cet appareil répressif reste redoutable face à une population encore très dispersée, très atomisée par soixante ans de régime totalitaire. Il est capable de rappeler brutalement, comme il l’a fait à Wusan, qu’il tient encore les rênes. Ne rêvons pas : l’effondrement du régime nord-coréen n’est pas pour demain…[/access]
* Photo: Yonhap News/NEWSCOM/SIPA. SIPAUSA31272588_000001
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