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Romaric Sangars, catholique romain du IIIe millénaire

"Conversion", la confession d'un révolté contre le monde moderne


Romaric Sangars, catholique romain du IIIe millénaire
Romaric Sangars. Photo : Hannah Assouline.

« Je suis un catholique romain du IIIe millénaire et, peu avant ma trentième année, j’ai rejoint l’assemblée fondée par le Nazaréen crucifié sous Ponce Pilate et qui est figuré derrière moi, immense au pied de la coupole du Sacré-Cœur », écrit Romaric Sangars dans Conversion. L’entreprise, bien sûr, renvoie à Huysmans, mais l’auteur n’a pas ici pour ambition de réécrire A Rebours, même si le dialogue spirituel et littéraire qui s’établit ainsi entre le catholique romain du IIIe millénaire et le converti du XIXe tisse la trame du récit explorant la « merveilleuse opportunité de clarification » offerte par le choix entre le renoncement à soi par la mort volontaire et l’effacement de soi par l’acceptation du divin. « Le ‘non’ enfin assumé ou le ‘oui’ osé à la face même de l’absurde », question aussi essentielle à l’heure de l’Intelligence artificielle et de la civilisation du post-humain qu’elle l’était au temps de Huysmans et du règne de la fée électricité et de la civilisation de l’acier.

Portrait de l’homme d’affaires en TGV

Le premier mérite de Conversion est de poser les bases d’une entreprise littéraire capable d’appréhender les caractères et les conséquences d’un effondrement du subjectivisme moderne qui est le produit même des fantastiques avancées de la science contemporaine. Celle-ci n’est plus circonscrite à la quantification de phénomènes physiques, elle est désormais en mesure de produire une véritable cosmogonie rationnelle, une rationalité métaphysique qui fonde la possibilité d’une religiosité scientifique prenant la relève des religiosités séculières qu’Aron avait décrites au XXe siècle. Le portrait, anecdotique en apparence, que Romaric Sangars trace d’un homme d’affaires dans un TGV, témoigne à lui seul de cette tentative : « Cet homme, énergique et décuplé, il est à peu près certain qu’il adhère à la Religion Nouvelle, même s’il l’ignore simplement parce qu’elle règne et qu’il a toujours été pétri par ses mythes, ses émois, ses concepts, si bien que sa vision de l’âme se réduit à quelque intestin émotionnel, qu’il croit évoluer dans un univers organisé par inadvertance, où, dénué d’une mission particulière, il ne peut espérer que jouir de bonheurs fugaces avant l’inéluctable rien. Et pourtant il s’applique. Par conséquent, ou bien cet homme est fou, ou bien il ne croit pas à ce qu’il professe, ou bien encore il ne comprend pas ce qu’il croit, à moins, et c’est fort probable, qu’il ait l’intuition d’un autre point de vue et qu’il vive en réalité en fonction de cette intuition à la fois informulée et contraire, plutôt que selon l’idée qu’il prétend se faire du monde. »

L’homme moderne est un laissé pour compte

Etrange schizophrénie qui est le symptôme premier de cet effondrement du subjectivisme moderne. A mesure que les découvertes scientifiques font progresser la connaissance de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, elles font paradoxalement vaciller toutes les certitudes que le cartésianisme et le rationalisme semblaient avoir conquises de haute lutte et arrachées à la métaphysique religieuse. A l’heure des méga-données et de la physique quantique, la science s’est élancée dans l’univers des abstractions cosmiques au point que la méthode expérimentale bascule elle aussi dans le gouffre mystique que la religion a nommé Dieu. L’homme moderne qui se trouve aujourd’hui dépouillé de la foi et de l’assurance scientifique est un laissé pour compte qui se raccroche à la bouée de l’hédonisme matérialiste pour ne pas sombrer dans l’infini du vide qui s’ouvre sous ses pieds aussi bien que dans le ciel. Face à la perspective du néant, l’idéal humaniste et le grand espoir des Lumières se sont changés en une religion du management et un ritualisme progressiste qui ânonnent des mantras vides de sens et ne promettent rien qui ne soit voué à basculer dans le néant. Face à l’ultimatum nihiliste formulé par la « Religion Nouvelle » qui ne promet plus que « la jouissance, la licence et la consommation » aux hommes « enchaînés à leurs propres instincts », la nécessité de clarification autour de laquelle est bâtie la Conversion de Romaric Sangars apparaît comme un impératif de survie. « En somme, écrit Romaric Sangars, ma tête était à Dieu et mon cœur, au néant. » Le cheminement personnel dont le récit forme la chair de Conversion suit dès lors le parcours imposé à celui qui pénètre dans une église. Au seuil de la foi, c’est le déchirement amoureux et la révélation de l’art qui mènent le converti, à travers la pénombre, jusqu’à l’autel et à la lumière.

Au pied de la croix

Le transport amoureux est, dans Conversion, le premier objet de l’aspiration mystique qui tient tête au nihilisme de l’époque. « L’amour, écrit Stendhal dans son De l’Amour, triomphe, dans le romanesque, à la première vue ». La scène de la rencontre, avec Estelle, pivot du récit de Conversion, renoue avec l’esthétique stendhalienne du saisissement et de la révélation, prélude à la cristallisation amoureuse et à la passion : « Quant à la validité de cette révélation qui avait duré une fraction de seconde, cinq années de passion amoureuse viendraient bientôt en accumuler les preuves. » A l’illumination de la passion succède néanmoins le retour à l’obscurité, à la solitude et à l’égarement. Le monde perd, avec la rupture, la signification dont la rencontre l’avait habillé. C’est pourtant sur cet achèvement que débute Conversion, par l’errance incertaine qui traverse l’obscurité du deuil pour s’acheminer vers une nouvelle révélation accomplie, comme il y a un siècle chez Huysmans, au pied de la croix. Aux tours, détours et errements se substitue en pensée la ligne droite tandis que le pèlerinage passe de la morne et vide rectitude d’un bord d’autoroute à la tortueuse clarté des chemins de campagne, vers un point d’arrivée et un point de départ qui ne sera révélé qu’en tout dernier lieu.

La génération dont il reste à écrire le roman

C’est décidément aux mânes du romantisme que Romaric Sangars voue son entreprise de conversion. La dernière partie du livre pourrait faire penser à l’entrée en matière des Misérables, quand Valjean, errant sur les routes, marche sans le savoir à la rencontre de Monseigneur Myriel qui lui apportera sa révélation par ces mots : « Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu. »

Conversion livre aussi un autre récit, plus générationnel, à travers les deuils successifs et les expériences qui marquent le départ de Grenoble, ville natale de l’auteur, vers Paris, et la rencontre avec l’art, la musique et la littérature, la révélation amoureuse et la révélation du catholicisme. Peu d’ouvrages donnent encore, à l’heure actuelle, une voix à cette génération nommée avec mépris par les médias la « génération X », intercalée entre l’interminable mai 68 et la chute du mur de Berlin, qui marque l’entrée dans l’adolescence des derniers-nés d’avant Internet en même temps que d’un monde débarrassé des derniers grands systèmes utopiques et des « idéologies carnivores ». Peu nombreux encore sont ceux qui l’évoquent, on pourrait citer Mathieu Jung avec, récemment, Le triomphe de Thomas Zins, publié chez Anne Carrière en 2017. Ouvrage autobiographique, Conversion trace aussi en filigrane le portrait de cette génération qui a grandi dans l’atmosphère stérile de la France des années SOS Racisme et du mitterrandisme finissant. La génération d’un monde d’avant dont il reste encore à  écrire le roman, ce n’est pas la moindre des promesses de Conversion que d’en suggérer discrètement les premières lignes.

Romaric Sangars. Conversion, Editions Léo Scheer. 2018.

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