Dans la République des Lettres, je me suis toujours senti mal à l’aise. Ayant dû fréquenter des éditeurs qui avaient eu l’inconscience et l’amabilité de me publier, je croisais, dans les couloirs de ces vénérables maisons, quelques un(es) de ses plus éminent(es) citoyen(nes). Je notais la fébrilité des servants de la machine éditoriale à la période des Prix, plaignais les attachées de presse (cette fois seul le féminin est nécessaire) en butte aux bouffées d’ego de leurs poulains(-iches). Cela ne m’empêchait pas d’échanger quelques mots aimables avec l’un(e) ou l’autre de ces divas (pas de masculin, ça marche aussi pour les messieurs) quand le hasard des placements dans les assommantes séances de signature nous mettait côte à côte.
Mais rien, je dis bien rien ne m’incitait à lire, encore moins à acheter les « romans de la rentrée », les « découvertes » que quelques pontes(-esses) de la critique littéraire offraient régulièrement à notre concupiscence de lecteur branché. Je m’étais en conséquence construit un personnage de « beauf » à moitié inculte style Columbo : « J’ai pas lu, mais ma femme m’en a dit beaucoup de bien » était la réponse standard que je délivrais à l’auteur(e) qui semblait solliciter de moi un jugement sur son « œuvre ». Après cela, on me fichait la paix, et je pouvais aller lire tranquillement Philip Roth, Amos Oz, Jim Harrison, et relire Georges Perec.
Et puis vinrent Pierre Jourde et Eric Naulleau. En 2003, l’opuscule Petit déjeuner en Tyrannie, description d’un repas pris par les auteurs avec les responsables du Monde des livres avait provoqué en moi une jubilation intense : voir étriller ses voisins de bureau paysagé avec une telle verve et une telle pertinence peut éclairer une journée, et même plusieurs jours maussades. Cette publication valut à ses auteurs quelques représailles musclées du service d’ordre de la République des Lettres : pendant plusieurs mois, ils furent tricards à peu près partout où l’on causait de littérature, et de plus convoqués au tribunal par Josyane Savigneau et Jean-Luc Douin, respectivement cheffe et sous-chef du Monde des Livres.
Depuis ce temps, Jourde et Naulleau ont fait un bout de chemin : le premier a failli se faire écharper par ses compatriotes auvergnats qui avaient cru se reconnaître dans les alcooliques et demeurés qui peuplaient son roman Pays Perdu, ce qui lui apprendra à faire du Zola hors saison. Quant à Naulleau, il sort de sa marginalité littéraire et critique en occupant un emploi de pitbull chez Ruquier, sur France 2, ce qui convient assez bien, ma foi, à sa nature profonde. Grâce à ces deux personnages, qui publient une version augmentée de leur Précis de littérature du XXIe siècle, je ne change plus de trottoir quand la responsable de la bibliothèque de mon village pointe son nez à l’horizon, car j’ai pu lui expliquer avec quelques arguments solides et structurés pourquoi je refusais obstinément d’emprunter le dernier opus d’Anna Gavalda. Ce qui l’a rendue triste, mais je pense qu’elle s’en remettra. Le couple (puisqu’il faut bien l’appeler par son nom) s’est fait une spécialité de dénoncer la mal bouffe littéraire, dans des essais classiques d’abord, puis sous une forme plus ludique : une parodie du Lagarde et Michard, jadis manuel culte des études littéraires dans l’enseignement secondaire. Les grands auteurs de notre patrimoine littéraire sont présentés par une notice biographique, des extraits annotés et enfin des exercices où le lycéen est invité à montrer qu’il a bien compris la richesse de contenu et de style des œuvres qui ont été proposées à son admiration.
Appliquée à Marc Lévy, Christine Angot, ou encore Dominique de Villepin, qui peuplent avec d’autres écrivains de la même farine cette deuxième livraison du Jourde & Naulleau, cette méthode produit un effet comique garanti, en plus, cela va sans dire, du dégonflage impitoyable des baudruches gonflées à l’hélium du VIe arrondissement. Un seul exemple : la mise en perspective du « oui » durassien (ce « oui » fait à lui seul paragraphe) dans l’œuvre microminimaliste d’Emmanuelle Bernheim vaut son pesant de grattons, comme on dit à Lyon, ville où l’on édite peu, mais où l’on mange bien. J’entends déjà les objections et les reproches de ceux et celles qui estiment que je me rends complice d’un nouveau complot élitiste en apportant mon soutien à deux goujats qui démolissent des auteurs plébiscités par un très large public, comme Anna Gavalda. A ceux là je répondrais par l’aphorisme préféré des publicitaires d’outre-Atlantique : Eat shit ! Billions of flies can’t be wrong[1. Que l’on traduira ici par un plus délicat: “Les mouches en mangent, pourquoi pas vous?” (NDLR)] !
Le Jourde & Naulleau: Précis de littérature du XXIe siècle !
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