Si on m’avait dit, ne fût-ce qu’il y a un mois, qu’un jour je prendrais la défense de Michel Onfray, j’en aurais avalé mon chapeau.
Depuis cinq ans, je garde un chien de ma chienne à ce dindon avantageux. Dans son trop fameux Traité d’athéologie, n’a-t-il pas réglé leur compte aux « trois religions du Livre » en une démonstration définitive qu’il résume si bien lui-même : « Les trois monothéismes […] partagent une série de mépris identiques : haine de la raison et de l’intelligence ; haine de la liberté ; haine de tous les livres au nom d’un seul ; haine de la vie ; haine de la sexualité, des femmes et du plaisir ; haine du féminin ; haine des corps, des désirs, des pulsions. » On n’est pas plus nuancé.
Alors, quand Onfray change de cible, rien ne prouve a priori qu’il ait renoncé à sa méthode de travail : le CQFD, autrement dit le délire interprétatif au service de la mauvaise foi. Mais précisément, celle-ci me gêne moins quand il ne s’agit plus de Dieu, mais seulement de Freud. Je dirais même plus : en tant que catho, par les temps qui courent, le simple fait qu’on mette sur la sellette la psychanalyse au lieu de l’Église, ça me fait des vacances.
[access capability= »lire_inedits »]Cette fois-ci, le Maître de Caen a bossé
Et puis il faut bien reconnaître que, cette fois-ci, pour justifier ses a priori, le Maître de Caen a bossé, « croisant, comme il dit, les travaux théoriques de Freud avec sa correspondance et sa biographie ». Pour être tout à fait honnête, l’exercice est plus facile aussi avec Sigismond qu’avec Yahvé, Jésus et Mahomet réunis (pour une fois).
Mais bon, il l’a fait. Le résultat, c’est ce pavé censé démolir la religion freudienne et renverser, par rebond, la statue de son prophète – le tout en deux temps trois mouvements.
Primo, sur le plan humain, le bonhomme ne valait pas la corde pour le pendre, paraît-il. Rien qu’un « détraqué obsessionnel », cocaïnomane et mégalomane, cupide et lubrique… Même que, nous révèle le philosophe hédoniste soudain mué en échotier pipole, « il couchait avec sa belle-sœur ! » Lui qui prétendait, avec l’hypocrisie d’un curé pédophile normal, avoir « sublimé sa libido » ! On vous laisse juge…
La première chose qu’Onfray approuve dans la vie de Sigmund, c’est sa mort. Atteint d’un mauvais cancer de la mâchoire, il ordonne à son médecin de l’euthanasier : bref, « il meurt comme un stoïcien ». Mais à part ça, rien de rien.
Secundo, donc, cet homme sans qualités ne pouvait produire qu’une théorie nulle. « Une pensée, c’est toujours la confession de l’autobiographie du penseur », dit Onfray, citant Nietzsche. À cette aune, bien sûr, on ne donne pas cher des théories de Freud[1. Sans parler de Nietzsche, ni même d’Onfray.]. La psychanalyse n’est pas une science, assène le polémiste, et son inventeur n’est qu’un imposteur ! En gros, il a piqué ses idées un peu partout, caché soigneusement ses sources et déduit de tout ça n’importe quoi.
Une méthode radicalement antiscientifique, comme le pointe à juste titre Michel Onfray, qui s’y connaît. Pour résumer : Freud a une intuition (issue de ses névroses) qu’il transforme en « idée » (issue de ses lectures) avant de décider – assez unilatéralement – que l’ensemble vaut pour tout le monde. Eh bien, non ! s’insurge notre libre-penseur : le fait qu’un intello barbu ait eu une passion incestueuse pour sa mère ne fait pas de son « complexe d’Œdipe » un paradigme universel.
« La psychanalyse, ça ne marche pas ! »
Résultat : la psychanalyse, ça ne marche pas ! Ou plus précisément, ça n’a jamais guéri que des gens qui n’étaient pas malades. Ni pauvres, d’ailleurs : au prix où étaient les séances du bon Dr Freud (l’équivalent de 450 euros de l’heure, selon les calculs de Michel Onfray), il fallait être riche et bien portant pour bénéficier de ses théories placebo…
Tertio, nous dit Michel, rien de surprenant dans tout cela : l’escroc Freud était aussi, savez-vous, idéologiquement suspect, voire carrément facho ! À preuve ce nouveau scoop onfrayrien : Sigmund aurait adressé personnellement au Duce un de ses ouvrages, avec cette dédicace accablante : « À Benito Mussolini, héros de la culture[2. À moins que ce ne soit « héraut », notez. Je l’ai pas lu, je l’ai pas vu, je l’ai juste entendu chez Giesbert (9 avril 2010).]. » Non seulement ça, mais c’était aussi un admirateur du chancelier « prénazi » Dollfuss. Et s’il ne fut pas nazi lui-même, c’est tout juste : en fait, explique Onfray, les hitlériens étaient hostiles aux juifs, pas à la psychanalyse ! D’ailleurs, avant de quitter l’Allemagne en 1938, Freud n’a-t-il pas collaboré un temps avec l’Institut Goering ? T’as qu’à voir !
Alors, après tout ça, qu’on n’essaye surtout pas d’intimider notre Incorruptible en rapprochant son antifreudisme de celui, traditionnel autant que primaire, des réactionnaires les plus bas de plafond. Et Wilhelm Reich, alors ? Et Deleuze, Guattari, Derrida ? Tous ces grands penseurs qui l’ont précédé – pardon, lui ont ouvert la voie – dans la critique du freudisme, c’étaient des fachos peut-être ?
Mais non, Michel, calme-toi, je suis avec toi – pour autant que ça puisse contribuer à te calmer… Moi non plus, en tout cas, je ne crois guère à cette « affabulation freudienne » qui a trop longtemps mystifié le monde entier. Comme toi, je pense que l’analyste selon Freud, seul interprète autorisé de l’inconscient de tous et de chacun, peut lui faire dire impunément n’importe quoi.
« Des trous dans la théorie freudienne du sexe »
Comme toi encore, je crois que son « complexe d’Œdipe » était effectivement le sien, et rien d’autre. Il voulait tuer son père pour coucher avec sa mère, OK. Mais c’est pas une raison pour généraliser : on a le droit de préférer l’inverse, non ?
Quant aux idées d’inconscient et de refoulement, nul ne songe à les contester – sauf qu’elles étaient déjà présentes, entre autres, chez Schopenhauer… Bref, ce qui est intéressant dans l’œuvre de Freud n’est pas nouveau, et inversement.
Tout juste peut-on lui reconnaître, outre une amusante théorie sur les lapsus, le mérite d’avoir fait pénétrer le sexe bien profond dans la pensée occidentale ; mais en a-t-il pris toute la dimension ?
C’est en tout cas la question qu’au bout du compte, Michel et moi nous posons. D’abord, il est un peu réducteur de rapporter tous les tabous psychiques à une interprétation purement sexuelle : y’a pas que le cul, même sur le divan !
Mais surtout, au sein même du sexe, la théorie freudienne présente des trous. Déjà étrangement lacunaire en matière d’homosexualité[3. Hormis, bien sûr, l’hypothèse nazie, en pointillé dans l’œuvre de Sigmund.], elle peine plus encore à rendre compte des réalités de notre XXIe siècle, comme l’homoparentalité, la monoparentalité, la mèreporteusalité – et demain, qui sait, la transparentalité[4. Droit pour le père opéré de devenir la mère, et vice-versa.].
Au bout du compte, le grand reproche que fait Onfray à Freud, c’est d’avoir tant critiqué les religions pour finalement en fonder une. Moi, plus modéré (vous me connaissez), je reproche seulement à cette religion d’être fausse[5. Contrairement à la mienne que j’ai.].
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