Ouvrons d’abord L’Ensorcelée de Barbey d’Aurevilly, écrivain dandy, catholique et réactionnaire, dont les Romans reparaissent en Quarto dans la remarquable édition de Judith Lyon-Caen. On tombe, dès la première page, sur une description de la lande de Lessay. Pour Barbey, ce paysage fait partie des « haillons sacrés qui disparaîtront au premier jour sous le souffle de l’industrialisme moderne ; car notre époque, grossièrement matérialiste et utilitaire, a pour prétention de faire disparaître toute espèce de friche et de broussailles aussi bien du globe que de l’âme humaine ».
Intéressons-nous ensuite à ce que dit Guy Debord, le critique de la « société du spectacle », dont il est souvent question dans Contre-cultures !, un collectif sous la direction de Christophe Bourseiller et Olivier Penot-Lacassagne. Debord, dans In girum imus nocte et consumimur igni, note, à propos de ses contemporains : « Ils sont transplantés loin de leurs provinces ou de leurs quartiers, dans un paysage nouveau et hostile, suivant les convenances concentrationnaires de l’industrie présente. Ils ne sont que des chiffres dans des graphiques que dressent des imbéciles. »
Tout de même, cet air de famille a quelque chose de troublant qui ne pouvait que stimuler le mauvais esprit de Causeur. Voici Barbey et Debord communiant dans la même détestation de leur époque respective. Est-ce à dire que Barbey d’Aurevilly le monarchiste était un « situ » ? Et Debord le révolutionnaire, un antimoderne ? Léon Daudet et Philippe Muray ont bien montré qu’une certaine bêtise mortifère propre au « stupide XIXe siècle » avait su se métastaser jusqu’à nos jours. Et si la contre-culture, selon Bourseiller et Penot-Lacassagne, a bien été cette protestation protéiforme contre un temps béatement persuadé de son excellence, alors pourquoi ne pas considérer Barbey, écrivain marginal à la postérité tardive, comme son pionnier involontaire et paradoxal ? Cette filiation paradoxale n’efface pas les différences entre le situationniste et le réactionnaire, mais elle devrait au moins troubler les amateurs de représentation binaire du monde.[access capability= »lire_inedits »] Au risque de devoir faire le deuil de quelques illusions progressistes, ils devraient aussi se demander si, à une époque où la rébellion est une profession et Rimbaud un logo, l’idée même de contre-culture a encore un sens. Il est certes bel et bon d’être « contre ». L’ennui, c’est qu’on ne sait plus très bien contre quoi.
Finalement, c’est la même et belle histoire depuis le romantisme et le surréalisme. Aux marges de sociétés étouffantes, des jeunes gens rêvent de changer la vie par l’art, un art total qui s’exprimera simultanément dans le roman, la poésie, la peinture, la musique, le théâtre et, plus tard, le cinéma. Dans la fraîcheur lustrale de leurs commencements, ces cœurs rebelles chassent en meute les académismes de leur temps avant de devenir à leur tour, en vieillissant, des classiques. C’est la loi du genre : la subversion, comme la jeunesse, est éphémère et la plupart des avant-gardes, à force de se répéter, finissent tristement dans l’histrionisme officiel et subventionné. C’est en ce sens, par exemple, que Guy Debord disait des colonnes de Buren qu’elles étaient le symbole d’un « néo-dadaïsme d’État ».
« Enfant, certains ciels ont affiné mon optique », peut-on lire chez Rimbaud. Ce désir de transformer le monde par une nouvelle façon de le dire, de le voir, de le chanter, s’est incarné après la Seconde Guerre mondiale dans un phénomène analysé dès 1968 par l’universitaire américain Théodore Roszak sous le nom de « contre-culture ». Roszak limitait son analyse à la jeunesse américaine de l’époque, qui combattait par tous les moyens esthétiques et politiques une nation qui perdait ses restes d’innocence au Vietnam. C’était le temps des hippies, du « flower power » et du « summer of love ». On écoutait Grateful Dead en lisant Marcuse, et tout était merveilleusement possible.
Dans Contre-cultures !, Bourseiller et Penot-Lacassagne montrent le caractère pluriel du phénomène à travers des contributions consacrées à tous les mouvements qui peuvent, peu ou prou, s’y apparenter. Cela donne à cette somme universitaire une allure plutôt plaisamment baroque : Timothy Leary, inventeur du LSD et des trips psychédéliques, côtoie l’Internationale situationniste et ses dérives psycho-géographiques tandis que les errances des grands maîtres de la « Beat Generation » comme Kerouac, Burroughs et Ginsberg font écho au cinéma expérimental de Chris Marker et de Peter Watkins.
Aujourd’hui, impossible de l’ignorer, « le rêve a fraîchi » – Rimbaud encore. De l’art contemporain à l’« esprit Canal+ » en passant par le mouvement Femen, on voit partout, exposés en pleine lumière médiatique, les signes de la contre-culture, mais certainement pas la contreculture elle-même. Et ce barnum n’est visiblement plus animé par des artistes maudits mais plutôt par ceux que Muray appelait les « mutins de Panurge » et Debord les « petits agents spécialisés de la pseudo-critique ».
Le problème n’est donc plus seulement celui de la récupération de la contre-culture, ce qui a toujours existé. C’est de savoir si la notion même de contreculture a encore une pertinence. Jean-François Bizot, le patron d’Actuel, titre phare de la « free press » à la française, pouvait encore dire, en 2001 : « C’est en secret que tout repousse. » Une décennie plus tard, ce secret, cette ombre, éléments indispensables à l’écosystème de la subversion, semblent bel et bien avoir disparu. Et avec eux, logiquement, la contre-culture tout entière.[/access]
Contre-cultures !, sous la direction de Christophe Bourseiller et Olivier Penot-Lacassagne, CNRS, 2013.
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