En matière d’alimentation, les italiens ont toujours une bouchée d’avance sur nous. Dans la Péninsule, on cuisine encore de vrais produits et on ne se contente pas de réchauffer des plats sous vide comme dans une majorité d’établissements français. Notre restauration, jadis triomphante, est devenue le pré-carré des chimistes, toques pensantes des industriels de la malbouffe. Rentabilité oblige et signe de nos troubles culturels, le repas prend des allures d’équation agro-alimentaire et de manipulations génétiques. Un menu ne se prépare plus sur les fourneaux mais au Palais Brongniart.
Massimo Montanari, historien de l’alimentation qui enseigne à l’Université de Bologne, replace les plaisirs de la chère au centre de l’activité humaine en publiant Les contes de la table aux Editions du Seuil. A travers des chroniques, des romans de chevalerie, la vie des saints ou des empereurs, des livres de cuisine également, il dresse un panorama des habitudes, des croyances ou des interdits du milieu du Moyen-Age jusqu’à la Haute Renaissance, il pousse même son étude au XVIIème siècle, à la table de Christine de Suède. Car, « la table raconte le monde » avance-t-il, exemples à l’appui. Ce livre admirablement traduit de l’italien par Jérôme Nicolas et illustré par Harriet Taylor Seed se déguste à chaque page. Un régal de légendes et de traditions chrétiennes racontées par un érudit, un honnête homme qui ne prend pas la nourriture à la légère.
Cette exploration quasi-mystique démarre sous Charlemagne et met en lumière la symbolique des os brisés. « On ne plaisante pas avec les os des animaux […] les briser tous, systématiquement, pour en sucer la moelle, c’est une manière de souhaiter le pire des malheurs » prophétise-t-il. Adalgis, prince lombard déchu et revanchard, s’acharne sur les os lors d’un repas « comme un lion affamé qui dévore sa proie ». Sa provocation ne passe pas inaperçue. Charlemagne n’y voit pas là un acte de gloutonnerie mais un avertissement, un nouveau rapport de forces que le félon tente d’imposer sans combattre. Partager des aliments avec d’autres convives signifie bien plus que se sustenter. L’organisation sociale du royaume, la répartition des pouvoirs ou le pardon divin se règlent toujours à table ! Montanari rappelle que refuser la viande dans la Chrétienté, « c’est renoncer au plaisir […] (mais) aussi une manière de faciliter le respect du vœu de chasteté ». Que se passe-t-il alors quand Noël, « la fête des fêtes » tombe un vendredi, jour « maigre » ? François d’Assise tranche la question en répondant au frère Morico qui l’interroge sur la marche à suivre : « Tu pèches, frère, en appelant « vendredi », le jour où l’Enfant est né pour nous ». La messe est dite. Viande à volonté !
Chaque point soulevé par l’historien aiguise l’appétit comme la controverse entre l’évêque et les chanoines d’Imola sur la coutume (obligatoire ou non) des quatre repas offerts par an ou sur la qualité juridique du fumet. Au XIIIème siècle, à Alexandrie, un pauvre vient déposer son pain sur le fumet d’un cuisinier. Insipide par nature, le pain ainsi revêtu de son parfum se transforme en un met succulent. Le cuisinier demande réparation pour « vol » de fumet. Le sultan est appelé à se prononcer sur ce cas litigieux et déclare que « le fumet est une qualité accidentelle exactement comme le son d’une pièce de monnaie ». Il donne une pièce au pauvre que celui-ci fait tinter à l’oreille du cuisinier, l’outrage est réparé. Tout est bon dans le Montanari : le souci apporté aux sauces, la découpe d’un chapon ou la recette du « turbot en potage » servi à Charles Quint, à Rome, en 1536. Et on apprend beaucoup sur les échanges culinaires entre la culture populaire et aristocratique, la place du sucre ou l’invention des plats de substitution durant les périodes de disette. La table ne ment pas !
Les contes de la table de Massimo Montanari (Seuil, 2016).
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !