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Plaisir d’offrir, joie de recevoir


Plaisir d’offrir, joie de recevoir
Lino Ventura dans "Adieu poulet" (SIPA : 00013479_000003)
Lino Ventura "Adieu poulet" conte de noël
Lino Ventura dans "Adieu poulet" (SIPA : 00013479_000003)

Petit Pierrot, tête de piaf ou la crevette, toute sa jeunesse, Pierre Evian avait supporté ces surnoms de cours de récréation, maudissant la nature de lui avoir donné un corps de moineau. Deux bras pas plus épais que des mikados suspendus sur un buste de mulot. La vocation de tueur lui était venue de cette époque-là. Il faisait surtout trop de fautes d’orthographe pour prétendre à une carrière littéraire. La destinée tient parfois à peu de chose. Au lycée, quelques années plus tard, en classe de terminale, Pierre s’était presque fondu dans cette masse immonde, abjecte, d’élèves prétentieux et amoureux. Parfois, au détour d’un couloir, fusait une réflexion sur son physique malingre et sa bouille rachitique. Ces quolibets, venant des jolies filles, le faisaient sourire…de rage. Miné et meurtri par tant de bêtises, il prenait sur lui.

Pierre, comme tous les adolescents secrets et complexés de son âge, s’était enfermé dans un monde parallèle, la pendule bloquée sur les années 60. Des rêves de DS noires, de gabardines en cuir et d’alcools frelatés. Un monde idyllique où tous les truands ressemblaient à Ventura, portaient des costumes cintrés, des pompes de maquereaux et balançaient des répliques d’Audiard.

Un soir de décembre, rentrant de l’école, par mégarde, sans intention de nuire, Pierre avait vengé d’un coup, d’un geste, ses années de mépris. La charcutière, « Mademoiselle Rose », une épaisse femme couperosée s’était retrouvée sur le carreau de sa boutique. Raide. Les yeux grands ouverts. Inerte dans son sang violacé. La nuque brisée par l’angle de l’étal. Pas de cris, pas de témoins. Une insulte de trop, les commerçants sont souvent trop bavards !

A partir ce de jour-là, Pierre s’était dit que tuer serait une chose simple, à la portée d’un écolier chétif. Une affaire banale. Donc, il recommencerait. C’était même le seul domaine où il excellait. Ce regard inoffensif d’homme accablé en avait surpris plus d’un. Pierre vivait de ce commerce particulier, ce n’était ni une activité passionnante, ni excitante, juste le moyen de gagner sa vie et de régler ses factures d’électricité. A la différence des malades, des psychopathes, des serial-killers, qui tuent par plaisir, par amour ou par délire, Pierre menait une vie rangée de cadre moyen, de fonctionnaire pépère. Le matin, au lieu de se rendre au bureau, de se planter des heures devant l’écran de son ordinateur, de rêvasser à la belle secrétaire du service export, Pierre partait assassiner. Une épouse trompée, un journaliste trop zélé, un concurrent gênant ou un conseiller municipal scrupuleux. Pierre s’était fait un nom dans le métier. Il n’était pas de cette race de tueurs à gages, de spécialistes que l’on voit au cinéma, ou qu’on lit dans les romans d’espionnage. Pas le genre beau gosse, regard de braise et attaché-case d’agent secret. Pierre était un Monsieur-tout-le-monde, un modeste artisan du crime, un nettoyeur de salles polyvalentes. En trente ans de labeur, son seul titre de gloire était d’avoir renversé un chanteur de variété des années 70 à la sortie d’un gala minable. A la limite d’une ZUP pouilleuse, Pierre avait fauché au volant de sa Peugeot 404, la vedette déchue devant quelques fans qui n’en revenaient pas d’assister en direct à un meurtre. L’affaire avait fait la Une de la presse locale, l’ancienne star une dernière fois sortie de l’anonymat, lui l’oublié des plateaux de télévision et des stations musicales pour grands-mères en mal de tendresse. Un coup facile commandité par un autre artiste de seconde zone jaloux d’avoir perdu le mirifique contrat « des plages d’été ». Trois semaines de concerts dans les campings trois étoiles des Landes. L’aubaine inespérée de relancer une carrière moribonde.

Le plus souvent, Pierre préférait les coups « à la bonne franquette » comme il les appelait. Il s’était même fait une spécialité dans l’adultère et la succession crapuleuse. Deux secteurs en pleine expansion. Pierre avait une petite préférence pour les mères de famille qui désiraient supprimer leurs maris volages. En général, de belles femmes, la cinquantaine sonnée, dignes, accablées par les cabrioles nocturnes de leurs époux. Le plus facile dans le métier de tueur était sans aucun doute le crime politique. Pierre trouvait parmi les élus territoriaux, ses plus fidèles clients. L’intercommunalité l’avait sauvé. De sympathiques voyous, qui pour grappiller quelques voix auraient tué père, mère, enfants et voisins. Des opportunistes sans scrupules. L’avantage avec ces assassinats professionnels résidait dans le règlement immédiat en liquide et l’assurance d’une impunité totale. Le meurtre dans le milieu étant largement admis et pratiqué.

Le week-end, Pierre bricolait son antique Peugeot, millésime 1967, intérieur cuir havane, toit ouvrant et freinage hydrovac aussi perfide que puissant. Il écoutait à tue-tête dans son garage les tubes surannés des « Chats Sauvages », «Chaussettes Noires », et autres groupes à consonance américaine aujourd’hui disparus. L’injection de sa 404 lui donnait des sueurs depuis trois semaines, Elle toussotait. Souvent le dimanche, il partait en balade avec ses amis du club de voitures anciennes qui se faisaient appeler « les vieux rouleurs de mécanique ». Quelques kilomètres pour décrasser leurs vieilleries, de quoi amuser les promeneurs et les cyclistes. Pierre avait une vie bien réglée, comme tous les vieux garçons, un cérémonial bien huilé ; samedi : cambouis, musique sixties et film en noir et blanc ; dimanche : grasse matinée et tour du pâté de maison.

En refermant le capot, il entendit le téléphone sonner dans son salon, il remonta quatre à quatre l’escalier et réussit à décrocher à temps. L’appel ne dura que quelques secondes. Il raccrocha, un peu chagriné. Il n’avait pas l’habitude de tuer le dimanche juste avant Noël. Une urgence, des héritiers désireux d’abréger les souffrances de leur mère et pressés d’empocher ses titres de propriété. La dame logeait dans une maison bourgeoise, en bordure de Marne. Elle vivait seule, sans mari, sans amant et surtout sans clébard. Pierre détestait les animaux. Il ne comprenait pas pourquoi les retraités s’entichaient d’horribles chiens qui souillaient leurs maisons et pompaient leurs pensions. Pierre avait la phobie du Loulou de Poméranie, s’il avait fallu créer une association pour l’extermination de cette race, il en aurait été le Président d’honneur. Il exécrait leur couleur, leur odeur et leur côté misérabiliste. Si Pierre prenait un plaisir immense à restaurer sa voiture, il exultait lorsqu’il criblait de balles un Loulou perdu dans la ville. Les occasions d’en trucider un se faisaient rares. Leurs maîtresses les protégeaient, les chérissaient comme des enfants.

Ce dimanche matin-là, malgré une chute sévère des températures, Pierre s’était réveillé de bonne humeur. Finalement, cette histoire ne lui prendrait que deux ou trois heures. Il avait enfilé son costume rayé, sa cravate club, son duffle-coat beige et des souliers usés pour lesquels il avait une préférence. Le cuir craquelé, la couleur joliment patinée par les ans, et des semelles tellement fines qu’elles lui permettaient de pénétrer chez ses victimes en toute discrétion. La Peugeot démarra du premier coup, sans bruit suspect, en souplesse, les heures passées à triturer cette injection n’avaient pas été vaines. Pierre comprenait les enfants de cette femme, encore dix ans avant de décrocher le pactole. C’était décidément trop long pour un ménage qui devait finir de payer sa résidence secondaire, les études supérieures de leur fille aînée et les prochaines vacances au ski en février. Pour une somme tout à fait raisonnable, Pierre redonnait la joie de vivre à une famille en détresse.

Lorsqu’il arriva à l’entrée du bourg, la rue était complètement déserte, le quartier en pleine léthargie, repas dominical oblige. A travers la fenêtre, Pierre aperçut la vieille dame dans sa cuisine. La tête penchée sur des conserves de marrons, il la trouva d’emblée sympathique, une bonne grand-mère à l’ancienne. Elle regardait à peine le journal télévisé de France 2, surveillant parfois si le brushing de Laurent Delahousse tenait bon. Elle avait l’air en forme, Pierre comprit pourquoi ses enfants l’avaient mandaté. A la voir, on lui aurait donné dix ans de moins. Ce soir, elle dormirait à jamais sur son lit, entourée de tous ses proches en pleurs ne comprenant pas pourquoi ils avaient mérité un tel sort. Pierre s’activa, il avait encore trente minutes devant lui avant de retrouver ses amis du club. Pour la première fois de sa vie, il s’était trouvé des compagnons de route. Il était heureux. Sa différence physique n’était plus un lourd fardeau à porter. Il avait même songé en début de semaine, à raccrocher, à changer de métier. Il avait aussi pensé à trouver une épouse, il était temps. La vieille dame n’eut pas le temps de se retourner que déjà Pierre l’étranglait. Elle s’écroula sur le lino. Le générique annonçait la fin du journal. Pierre prit la fuite, mais dans le feu de l’action, ne fit pas attention aux marches glissantes du perron. Son pied partit comme une fusée. Il essaya bien de se raccrocher à la rambarde, sa tête vint se fracasser sur le marbre blanc, le tuant sur le coup. Des flocons commencèrent à voltiger dans les airs. Cette année, il neigerait à Noël.

Dans l’après-midi, avant que la gendarmerie n’arrive, un chien blanc, une sorte de Loulou renifla son cadavre et lui pissa dessus.



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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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