Qui contrôlera le Conseil constitutionnel ? Le gardien de la Constitution a de plus en plus tendance à repousser les limites du texte suprême pour mieux l’interpréter à sa guise…
Jugeant du cas de Cédric Herrou et de son activité illégale d’aide aux migrants, le conseil constitutionnel a érigé le 6 juillet 2018 le principe de fraternité au rang de principe de valeur constitutionnelle. Cette prise de position interpelle. Il faut en effet rappeler que le mot « fraternité » n’apparaît dans la Constitution française qu’au sein de sa devise, au même titre que le drapeau bleu-blanc-rouge ou l’hymne national, donc sans réelle portée normative. C’est donc à une extrapolation hasardeuse que s’est livré le juge constitutionnel, en s’appuyant sur un seul mot pour dégager un principe de portée juridique suprême. Tel que l’a relevé le professeur d’université Anne-Marie Le Pourhiet, un raisonnement similaire pourrait conduire à conférer valeur constitutionnelle aux paroles de La Marseillaise, ce qui n’aurait aucun sens.
L’élargissement sans fin de la Constitution
D’autant plus que le Conseil constitutionnel n’en est pas à son coup d’essai. Institué en 1958 pour veiller au strict respect de la nouvelle Constitution et d’elle seule, le Conseil conférait, de son propre chef, dès 1971 valeur constitutionnelle à deux autres textes (la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et le préambule de la constitution de 1946), en ajoutant en 2008 la charte de l’environnement sans que personne ne l’ait bien entendu sollicité à cet effet. Depuis lors, il n’a cessé de piocher au sein du texte suprême tel ou tel mot pour dégager à sa guise là des « principes à valeur constitutionnelle », ici des « objectifs de valeur constitutionnelle », ou là encore des « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » sur la base desquels il censure régulièrement et suivant sa volonté les textes législatifs votés par les représentants du peuple français souverain.
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Alors que l’on comprenait le Conseil constitutionnel comme le gardien de la seule constitution, il semble qu’il ait lui-même modifié son propre rôle. Une disposition législative le dérange ? Il lui suffit de dégager un nouveau principe, extrapolé sur la base d’un seul mot suffisamment vague figurant dans la Constitution ou dans un texte annexe qu’il lui a lui-même adjoint pour la censurer sur cette base. Outre qu’il confine à une sophistique juridique d’une obscure clarté, ce raisonnement nous paraît critiquable en tant que le Conseil constitutionnel sort de son rôle, voire porte atteinte au principe de séparation des pouvoirs.
Il semble en effet que cette extrapolation constitutionnelle qui repose sur de simples mots soit sans limite, et que le Conseil constitutionnel trouvera toujours matière dans la Constitution, élargie par lui, pour justifier ses positions. Il faut se rappeler que la saisine du juge constitutionnel était très limitée en 1958 (au président de la République, au Premier ministre, ou au président de l’une ou l’autre assemblée seulement), mais qu’elle a progressivement été ouverte aux parlementaires (en 1974) puis à tous les citoyens (en 2008). Autant dire que le Conseil constitutionnel peut aujourd’hui aisément se saisir de tous sujets pour imposer sa position.
Le gouvernement des juges ?
C’est donc d’un pouvoir exorbitant dont dispose aujourd’hui le juge constitutionnel, bien éloigné de l’intention initiale des constituants. Si la formule est facile, le risque du « gouvernement des juges » n’est pas à écarter. Il est d’ailleurs déjà palpable. À titre d’exemple, si le concept de fraternité se comprend parfaitement dans son acception chrétienne d’amour inconditionnel du prochain (voir la première épître de Pierre, ou l’Évangile selon saint Jean) il ne fait toutefois pas sens juridiquement. Aujourd’hui, ce vague principe aux contours flous (qui sont les « frères » concernés par le principe de « fraternité » ?) vient pourtant déjà justifier des violations multiples, réitérées et manifestes de la législation applicable à l’immigration (l’activité d’un passeur). Demain, il pourrait par exemple faire obstacle dans la vie de tous les jours à l’illégalité de la cession d’un titre de transports en commun, pénalisant ainsi par ricochet tous les usagers en règle. Mais allons plus loin : votre voisin a des difficultés à payer ses impôts ? Aidez-le à dissimuler ses ressources et ses biens à l’administration fiscale, la « fraternité » vous protégera ! Un individu a volé de la nourriture dans un supermarché ? Ce n’est pas grave, si c’est au nom de la « fraternité » ! Après tout, peut-être voulait-il simplement aider son prochain ? C’est en réalité la notion même de complicité pénale qui est fragilisée par une fraternité aux contours vagues, voire l’effet dissuasif de la sanction pénale qui est sapé, alimentant à raison les critiques contre un État insuffisamment ferme contre la délinquance et l’insécurité.
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Le plus grand penseur du droit pénal, Cesare Beccaria, expliquait pourtant dès 1764 que le moyen le plus sûr de réprimer les infractions est l’infaillibilité de leurs châtiments : « La certitude d’une punition, même modérée, fera toujours plus d’impression que la crainte d’une peine terrible si à cette crainte se mêle l’espoir de l’impunité. »
En augmentant constamment son pouvoir au gré de ses décisions venant censurer les lois votées par les représentants du peuple français, le Conseil constitutionnel donne raison au constat lucide de Montesquieu : « C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser : il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. » Il est plus que temps d’en fixer au Conseil constitutionnel.
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