Au sujet de l’Ukraine, les médias nous abreuvent de commentaires faits par des géopolitologues, des généraux (certains réels, d’autres en pantoufles) et des moralistes (autoproclamés !). Changeons notre fusil d’épaule: Philippe-Joseph Salazar, philosophe et spécialiste de rhétorique, nous parle de cette autre guerre, celle des arguments…
Cela saute tellement aux yeux qu’on ne le voit pas : le conflit entre le Don et le Dniepr est le premier conflit armé en Europe qui se fait à l’ère du web 2.0, en pleine maturité d’Internet. Résultat : un brouhaha.
Premier, car l’assaut militaire de l’OTAN contre la Serbie était d’une autre époque : en 1999 Wikipédia n’existait pas et Google finissait de tester sa version bêta, si bien nommée. La différence se voit dans les blogs et posts et fils de chats : grâce au Web, tout le monde est un expert instantané sur mille ans d’histoire russe, et dans ses plus infimes et pittoresques détails. Ma coiffeuse sait placer Sumy sur une carte, elle me fait la leçon sur l’étymologie du mot « rus », et manque de me taillader l’oreille. Cette bande passante genre ruban collant à mots-mouches n’est ni bien ni mal : c’est un fait.
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Le fait en question – ça bombarde, ça tue, ça fuit – qui est appelé soit «opération militaire spéciale » (RT), « invasion » (dixit l’Ukraine), « actions agressives » (l’OTAN), « guerre » (France Info) est donc, en sus du bruit parasite web, un objet de guerre rhétorique et pas seulement comme on le dit ailleurs une « guerre des mots ». Car ce qui est en jeu ici ce sont des arguments, des postures tactiques.
Sans porter de jugement de valeur sur le bon droit rhétorique des Russes, des Ukrainiens, de l’OTAN, de l’UE à dire les choses comme ils veulent qu’on les entende, la rhétorique, qui est neutre, permet de faire les trois.
Instantané rhétorique #1: «the right side of History» (« du bon côté de l’histoire »)
On se rend peu compte en France que cette guerre se communique essentiellement en anglais. Etats-Unis, Angleterre, OTAN, UE (après le Brexit !), pays du Commonwealth, de l’Inde à l’Australie, c’est, hors de l’Hexagone, une déferlante en anglais. Or, dans cet anglais façonné culturellement, le mal se dit « evil ». Mot religieux, « evil » c’est le diable. Imaginez que Libé ou Le Figaro titrent : Poutine, suppôt de Satan. En anglais, non : c’est utilisé par Biden et BoJo. Ces cultures naguère colonisées par les protestants anglo-saxons gardent le diable dans leur langue, un résidu rhétorique qui pèse évidemment sur leur mental politique : il faut qu’il y ait un Mal absolu pour se dire, « nous, nous sommes du bon côté de l’Histoire ». En France le camp du bien se résume à ceci, entendu à la télé, style Marlène : « Oui j’ai accueilli trois Ukrainiens car si un jour ça m’arrive à moi, je serai bien contente qu’on fasse pareil ». On ? Qui « on » ? Et « ça », comment, quel « ça » ? Bref une sorte d’assurance complémentaire… Mais voilà, sur le terrain de la propagande c’est la rhétorique du Mal, en anglais, qui décide, et pas la rhétorique Sécu.
Instantané rhétorique #2: « nazis ! »
Le côté russe, pour qualifier le côté ukrainien – gouvernement, militaires et miliciens, mais pas la population – parle de « nationalistes », de « néo-nazis », de « fascistes ». Le premier terme est le plus employé par la communication russe. Le deuxième a été fameusement lancé par Poutine (« нео-нацистами », « néonazisme »), et bien sûr aucun média de masse ne s’est soucié de se demander ce que le mot recouvre. Le troisième est un mot clef des documentaires de RT sur le Donbass qui passent en boucle depuis dix jours: les paysans de l’Est de l’Ukraine appellent les forces gouvernementales ukrainiennes « fascistes ». En France on brandit ces mots pour un oui pour un non. Entre Dniepr et Don, c’est de l’uranium enrichi. Pour un Slave comme Poutine, qui a publié un long article en 2021 sur l’unité culturelle slave russe-biélorusse-ukrainienne, le gouvernement ukrainien est étroitement « nationaliste » au lieu d’être slave ; il est nationaliste comme l’était l’Allemagne hitlérienne, il est donc « néo-nazi », et le remède est de le « dénazifier ». Les populations entre le Dniepr et le Don se souviennent que les Ukrainiens de l’ouest ont accueilli avec des fleurs la Wehrmacht libératrice (avant de déchanter). Milice de choc en Ukraine, le bataillon Azov, à qui le Mouvement de la Résistance Nordique, mouvement scandinave bien connu dans ces régions, a décerné un certificat de national-socialisme, est une affaire tombée à pic pour les Russes, mais qui répond à un mémoriel vif et violent. Chez nous « nationaliste ! nazi ! fasciste ! » ce sont des tags, en Russie ce sont des arguments puissants et factuels. Chaque mémoire politique fabrique sa propre rhétorique, avec les mêmes mots.
Instantané rhétorique #3: la prise de parole
Devant les caméras, les officiels ukrainiens s’expriment souvent en anglais. Les Russes parlent toujours russe. Les Ukrainiens marquent ainsi des points du point de vue de l’impact direct de leurs interventions – surtout s’ils imitent l’accent américain. Mais pourquoi ? Parce qu’ils savent que leur langue ressemble tellement au russe que les bonnes gens en France et ailleurs se diraient (réflexe rhétorique) : « Mais c’est du russe, non ? ». Du coup, l’identité ukrainienne en prendrait un coup. Mais cette ventriloquie a un résultat plus dur, rhétoriquement : quand on ne maîtrise pas une langue on dit un mot pour un autre, on construit mal ses phrases, et on passe rapidement à des déclarations hors des clous – celles qui alarment vos alliés.
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Et c’est exactement le style de prise de parole de Zelensky : il s’excite, réclame, exige, revient sur ses mots, supplie. On dit qu’il est acteur. Mais un bon acteur suit la « méthode » et entre complètement dans son personnage. Pas lui, il reste un « animateur », avec tous les dérapages du genre – et qui commencent à ennuyer sérieusement Berlin [1]. Par contre Poutine et Lavrov, qui contrôlent leur langue maternelle, développent point par point leurs arguments, expliquent, répondent, illustrent, sans jamais perdre patience. En costume cravate. Un autre mode rhétorique, dialectique, est à l’œuvre.
Car, au final, ce qui compte n’est pas qu’on n’aime ou qu’on n’aime pas, mais c’est de savoir sur quelle cible chaque rhétorique a le meilleur retour sur investissement. Or, si le style animateur de Zelensky colle bien à la culture télé occidentale, le style russe est en symbiose avec celui des Chinois, tant par leur respect de leur propre langue, que par la dialectique mise en œuvre. Cette option rhétorique est également celle du Japon officiel. Celle de l’Inde nationaliste. Celle de l’Iran. Celle des pays « bolivariens » d’Amérique Latine… Quand Biden, BoJo, et d’autres affirment que « le monde entier » condamne la Russie, non seulement c’est factuellement faux, mais, pire, c’est dangereux car le monde entier ne parle pas et n’argumente pas comme les Etats-Unis, l’OTAN ou l’UE.
[1] Le 3 mars, le président ukrainien déclare que si son pays était défait, « la Russie ira jusqu’au mur de Berlin »… De plus, l’Ukrainien commence à ennuyer sérieusement Berlin avec ses demandes répétées de couper le gaz russe.
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