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Conflit russo-ukrainien: la guerre du temps

L’analyse géopolitique de Gil Mihaely


Les Russes jouent la montre, les Ukrainiens cherchent la victoire


La fin d’une année appelle traditionnellement à faire des bilans, même si dans la plupart des phénomènes, les dates rondes et les anniversaires n’ont pas beaucoup de sens. C’est le cas de la guerre en Ukraine, laquelle, en ce début d’année, entre dans son onzième mois. Et si le passage de 2022 à 2023 ne marque aucune évolution importante, les derniers développements du conflit méritent qu’on s’y attarde, ne serait-ce que pour faire le point sur cet objet complexe qu’est la guerre russo-ukrainienne. 

En ce moment, le conflit se trouve toujours dans une phase commencée début novembre. Depuis les victoires ukrainiennes d’aout-novembre et la chute de la ville de Kherson, le front est plutôt stable, sans grandes manœuvres. La Russie continue sa campagne de tir de missiles sur les infrastructures ukrainiennes, à incorporer les mobilisés de l’automne et à assimiler avec plus ou moins de succès quelques leçons tirées de ses échecs. Citons notamment la réorganisation de la logistique russe hors de portée des Himars ukrainiens, et l’intégration des drones auprès des unités combattantes.

Intentions russes

Dans la situation actuelle, l’intention stratégique du commandement des forces armées russes est de poursuivre la guerre contre l’Ukraine en s’appuyant sur les multiples profondeurs stratégiques de la Fédération de Russie (économique, industriel, militaire, géographique) et plus concrètement sur leur avantage énorme en termes de missiles longue portée. Cet avantage russe s’exprime d’autant plus que la capacité ukrainienne dans ce dernier domaine est doublement insuffisante : malgré des réussites indéniables et une amélioration constante, l’armée ukrainienne a du mal à contrer les missiles balistiques et de croisière russes et n’a que très peu de moyens « sol-sol » longue portée. Ainsi, depuis 3 mois, les frappes russes détruisent le potentiel de défense de l’Ukraine, principalement les infrastructures critiques (électricité, eau), « grignotant » petit à petit les profondeurs stratégiques de l’Ukraine. Cependant, il n’est pas certain que le rapport investissements/résultats de cette stratégie soit à la hauteur des attentes des architectes de la guerre à Moscou. Autrement dit, il est difficile de voir un effet ni sur la capacité matérielle ukrainienne à faire la guerre (les forces armées), ni sur la volonté ukrainienne de le faire (le refus de toute négociation avec la Russie reste largement motivé par le sentiment que le peuple ukrainien souhaite continuer la guerre). Or, à présent et dans les mois prochains, l’enjeu principal de la guerre est d’accorder temps court (jours, semaines, mois) et temps moyen (plusieurs mois, voire un an ou 2). Et si les Russes croient toujours que leurs multiples atouts profonds leur assurent la victoire si la guerre dure suffisamment longtemps, ils savent pertinemment que, dans les quelques mois à venir, la situation de leurs forces sur les différents fronts est fragile. 


Après la faiblesse de leurs forces armées, le plus important point faible de l’État russe est son système politique. Des défaites avant l’été pourraient empêcher la Russie d’avoir le temps nécessaire pour épuiser et saigner l’Ukraine à blanc par la simple immensité de ses ressources. C’est bien évidement le scenario que les Ukrainiens et leurs alliés essaient de contrer.

Une percée ukrainienne vers Tokmak-Berdyansk redoutée par les Russes       

Le commandement des forces ukrainiennes, conscient que le potentiel militaire ukrainien est en train d’atteindre un niveau élevé de réalisation et donc de capacité de combat, opterait très probablement pour la relance rapide des opérations offensives. Pour que cela ne se produise pas ou du moins que de tels plans soient perturbés, les forces russes maintiennent la pression dans la région de Bakhmout avec pour objectif le contrôle du nœud de communication Solidar-Bakhmout et l’autoroute M03. S’il est difficile d’imaginer une percée russe et encore moins l’exploitation d’un succès tactique, la chute de Bakhmout pourrait cependant faire gagner du temps aux Russes, sans parler des avantages politiques et sur le moral de troupes et des citoyens de la Fédération. Parallèlement, les forces russes construisent des défenses puissantes le long du front sur une ligne allant de Swatowe-Bakhmout à Kherson. Dans cette stratégie russe, une attention et un effort particuliers sont consacrés à la défense de la zone Donetsk-Vasilivka-Melitopol. Car c’est dans ce secteur, aux confins des oblasts de Zaporijia et Donetsk, qu’une percée ukrainienne vers Tokmak-Berdyansk risquerait de sectionner les lignes de communication terrestre entre Kherson-Crimée et Donetsk-Lohansk, coupant en deux le front russe. Un tel succès pourrait avoir des conséquences stratégiques importantes puisqu’il menacerait le contrôle russe de Kherson et plus tard de la Crimée.

Pour passer les prochains mois sans encombre, les Russes continuent à tirer le maximum des quelques 200 000 mobilisés de l’automne. Il semblerait que certains se soient déjà précipités sur le front, pour combler les pertes, voire – comme ce fut le cas à Kherson – couvrir le retrait des unités de grande qualité (infanterie de marine et troupes aéroportées). La montée en puissance du dispositif russe – plutôt défensif dans sa logique – doit correspondre à peu près à la montée en puissance – à logique offensive –  côté ukrainien. Ce processus va s’achever d’ici quelques semaines. Enfin, les activités russes en Biélorussie peuvent avoir trois objectifs : entrainement (les capacités d’accueil de mobilisés et appelés et leur entrainement en Russie ne sont pas suffisants), logistique (les Russes puisent dans les dépôts biélorusses où ils cherchent surtout des munitions) et finalement entretenir une menace potentielle sur Kiev, obligeant l’Ukraine à prélever des moyens sur ses efforts principaux. Dans le cas d’une percée ukrainienne dans le Donbass ou au sud, les Russes pourraient lancer une opération au Nord voire au Nord-Est pour soulager la pression et menacer les voies de communication avec la Pologne, véritable porte de l’effort de guerre ukrainien. Cela fait longtemps que Moscou essaie d’impliquer Minsk dans la guerre mais pour le moment, le président biélorusse Alexandre Loukachenko arrive à déjouer les plans de Poutine – un peu comme l’avait fait Franco avec Hitler entre 1940-1944. 

Pour conclure, nous sommes face à deux calendriers stratégiques radicalement différents, avec beaucoup de pression sur les Ukrainiens qui ne peuvent pas, eux, jouer la montre. Le soutien américain – sans lequel les Ukrainiens ne pourraient pas tenir longtemps – a la réputation d’être fragile, tout comme la patience des opinions publiques européennes, jugée limitée par Moscou (souvenez-vous des allusions russes à la rigueur de l’hiver, et à notre capacité à y faire face…). Des soutiens et une patience qui sont probablement plus solides que ne le croient les dirigeants russes, mais qui ne sont pas infinis. Et c’est probablement la même chose pour la patience et la solidité de la résilience et la mobilisation russes. Reste que dans les mois à venir, il est certain que la Russie peut se satisfaire d’un match nul, tandis que l’Ukraine a un besoin stratégique vital de victoires claires et nettes.




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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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