Mon service de presse étant limité aux deux ou trois amis qui m’envoient gentiment les ouvrages qu’ils font paraître plus ou moins régulièrement, je n’ai pas eu la chance de recevoir par ce biais le dernier ouvrage d’Élisabeth Badinter. Ma conscience me dictait donc de me précipiter en librairie pour me le procurer, et donner une allure sérieuse à l’article qui me trottait dans la tête depuis que j’avais entendu Mme Badinter sonner le branle-bas de combat en brandissant l’épouvantail de la grande régression antiféministe par-dessus nos bols de café et nos têtes ensommeillées, un matin sur France Inter. Malheureusement pour moi, et heureusement pour les femmes, la dame avait été très efficace et je m’entendais dire d’abord par mes libraires préférés, puis par les autres, que j’arrivais après la bataille : l’ouvrage se vendait trop bien, il était indisponible ici, et même en rupture de stock chez l’éditeur, déjà en cours de réimpression quelques jours à peine après sa sortie.
Les lignes suivantes sont donc seulement fondées sur les multiples entretiens qu’Élisabeth Badinter a accordés à la presse. En conséquence, elles manqueront sans doute de précision et de nuance. Néanmoins, la présence dans les médias de l’auteur fut telle que j’ai l’impression d’avoir lu son livre même sans l’avoir lu.
[access capability= »lire_inedits »]Serait-ce la volée de bois vert que lui ont valu les courageuses « réflexions sur trente ans de féminisme » de Fausse route, mais il semble qu’Élisabeth Badinter ait éprouvé le besoin, à l’occasion de ce Conflit, de renouer avec les schémas binaires fédérateurs du féminisme-canal historique. D’un côté la société « culpabilisante » qui entrave la liberté des femmes, et de l’autre ces mêmes femmes qui se doivent de résister pour exister vraiment, c’est-à-dire comme des femmes et non comme des babouins ou des chimpanzés femelles arrimées leur vie durant à de triviales tâches domestiques. Ainsi, dans son dernier ouvrage, c’est la femme « culpabilisée » qu’elle défend, contre elle-même parfois, lorsqu’elle préfère l’animalisation de l’allaitement et de la vie au foyer à la grande bagarre parmi les hommes pour la reconnaissance sociale sur la vaste scène du monde humain.
Les femmes ne sont pas des primates, c’est au nom de la liberté humaine de façonner son destin qu’Élisabeth Badinter refuse les assignations à materner qui, paraît-il, pèseraient sur les femmes aujourd’hui. A écouter Élisabeth Badinter, on a l’impression qu’aujourd’hui, en France, des dizaines de milliers de femmes sous l’influence d’un nouveau clergé vert se cloîtrent chez elles avec leur progéniture pour investir dans celle-ci toutes leurs ambitions sociales frustrées. Le nouveau discours réactionnaire, à l’ombre du label bio, serait ainsi d’une efficacité redoutable.
Élisabeth Badinter voit très juste lorsqu’elle dénonce le culte de l’enfant-roi auquel les femmes doivent, comme tout le monde, se soumettre. Mais le souci obsessionnel du bien-être des enfants a-t-il vraiment pour conséquence l’augmentation de la pression sociale sur les femmes pour les renvoyer dans leur foyer ?
Si tel était le cas, il faudrait expliquer pourquoi le nombre de places en crèche explose dans notre pays, et que chacun, à gauche (écologistes compris) comme à droite, continue de considérer que, dans ce domaine, on n’en fait jamais assez. Selon une étude récente de la Sécurité sociale, depuis 1990, le nombre de places agréées d’accueil collectif a été multiplié par près de 1,7 (hors jardins d’enfants), soit une augmentation annuelle moyenne de 3,1 %. Dans le même temps la natalité était en quasi-stagnation puisque les naissances ont augmenté de moins de 3 % entre 1990 et 2007. Il est aisé de constater, à la lumière de ces chiffres, qu’en France, le fait pour une femme de travailler tout en ayant des enfants est de mieux en mieux accepté puisqu’il paraît aller de soi que l’Etat et les collectivités locales consentent des efforts financiers gigantesques pour le permettre.
Élisabeth Badinter s’en prend plus particulièrement aux écologistes qui véhiculeraient une idéologie du « retour à la nature » culpabilisante pour les mères. Il faut donc regarder ce qui se passe lorsque les Verts sont aux affaires. Prenons le cas emblématique de Paris. Parmi les adjoints de Delanoë, c’est un Vert, Christophe Najdovski, qui est en charge de la petite enfance. Depuis 2001, 5 800 places en crèche ont été créées, soit une augmentation de 20 %, alors que, dans le même temps, les familles ont plutôt fui la capitale pour cause d’explosion des prix immobiliers. L’adjoint à la petite enfance dispose aujourd’hui d’un budget presque illimité pour arracher des emplacements aux vilains promoteurs afin d’ouvrir de nouvelles crèches et de permettre aux mères d’aller travailler, dans l’immobilier par exemple. Au cours de la présente mandature, la municipalité a alloué 300 millions d’euros pris sur le budget d’investissement de la Ville à la construction de crèches. Pas mal quand même, pour d’affreux bobos qui veulent, paraît-il, renvoyer les femmes à la maison !
Le « droit » des femmes (et des hommes) à travailler tout en élevant des enfants bénéficie aujourd’hui d’un consensus tel, à gauche et à droite, que ce sont les pouvoirs publics qui sont accusés de ne pas tenir leurs engagements, à un moment où les finances publiques sont dans le rouge et où le chômage augmente. Les parents des classes privilégiées affichent en outre une préférence de plus en plus marquée pour les modes de garde collectifs des enfants. Alors que, traditionnellement, ce mode de garde était réservé aux classes populaires, de plus en plus de parents de classes aisées n’envisagent rien d’autre que de faire garder leur progéniture par la collectivité, sans que cela soulève aucun débat. L’enfant-roi mérite que l’Etat se consacre tout entier à son bien-être. Après tout, une maman c’est faillible, une nounou aussi, et il n’est pas toujours possible d’installer, chez soi ou chez l’assistante maternelle à laquelle on consent en tremblant de confier son petit trésor, un système de vidéosurveillance relié au commissariat du coin. Dans ce contexte de risque maximum pour nos chers bambins, quoi de mieux qu’une crèche aux normes européennes de sécurité ?
Comment comprendre, alors que nous assistons en France à un processus accéléré de collectivisation de la garde des jeunes enfants, la thèse d’Élisabeth Badinter selon laquelle on chercherait à « culpabiliser » les mères en les empêchant de sortir le nez des couches et de la layette ?
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