Le grand tabou: la question du conflit de loyauté chez les très jeunes élèves musulmans
De rodéos urbains en effets d’annonce sur la lutte contre le décrochage scolaire, les informations sur la rupture entre certains groupes sociaux, majoritairement issus de l’immigration, et les valeurs de la République que l’école serait supposée transmettre, ne manquent pas. Malgré cela, un angle mort demeure : si les difficultés des adolescents sont volontiers analysées, les enfants dans leurs premières années de scolarité n’apparaissent jamais. Pourtant, c’est bel et bien durant le début de notre chemin de vie que le potentiel d’apprentissage est le plus grand. C’est en maternelle que se construisent les codes sociaux des relations extérieures au milieu familial. L’enfant est spontanément curieux, conçu pour apprendre et c’est dans ses premières années qu’il le fait le mieux. Il est donc légitime de s’interroger sur les conséquences d’un démarrage chaotique en tant qu’élève. La peur et parfois même le rejet par des parents de la porte vers le monde extérieur que constitue l’école ne seraient-ils pas les premières pierres de la muraille qui barrera, ensuite, le chemin de l’intégration ? Le conflit de loyauté précoce, fruit du décalage perçu par l’élève entre le monde de l’école et celui de la famille ne serait-il pas la graine des futures ronces ?
Le difficile problème de la loyauté chez l’enfant
Tout d’abord, rappelons que la possibilité d’un conflit de loyauté chez l’enfant est une réalité. Une riche littérature experte existe sur celui naissant chez les enfants tiraillés entre leurs deux géniteurs. Eulàlia Anglada et Muriel Meynckens-Fourez, par exemple, expliquent que « l’expression de la souffrance et les troubles engendrés varient d’un enfant à un autre, et dépendent de facteurs multiples comme l’âge, la personnalité, le contexte familial, entre autres […] : crises d’angoisse, agitation, difficulté de concentration, peur de l’abandon réactivée s’extériorisant par des troubles du sommeil, […] sentiment de culpabilité, car, en assistant à la séparation de ses parents, l’enfant peut penser qu’il en est la cause ».
Le transfert de la notion de conflit de loyauté vers l’analyse du lien parents-enseignants va nourrir les recherches des années 2000-2010. Les approches du continent Nord-Américain, en réflexion sur la scolarisation de ses communautés, vont percoler dans les études portant sur les Réseaux d’Education Prioritaire. Il est aujourd’hui acté que certains blocages dans les apprentissages scolaires trouvent leur origine dans l’écart qui sépare les deux milieux de vie de l’enfant : l’école et la famille. De ces études vont découler, sous le quinquennat Hollande, les outils supposés résorber le gouffre séparant parfois ces deux univers. Il y aura la « mallette des parents » distribuée au Cours Préparatoire pour les aider à comprendre le fonctionnement et les attendus de l’école, les « cafés des parents » de Najat Vallaud-Belkacem dont le but est d’encourager leur présence « conviviale » à l’école et la scolarisation avant trois ans avec travail de la parentalité proposé dans les rares « classes passerelles ». Pour atteindre ces objectifs de communication apaisée et fructueuse, les enseignants doivent, depuis 2013, maîtriser la compétence explicite de « coopérer avec les parents et les partenaires de l’école ». L’heure est à la coéducation.
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Tout devrait donc aller, peu à peu, pour le mieux : les constats sont faits, les solutions définies, les outils et actions mis en place. Pourtant, lorsque l’on y regarde de plus près et, surtout, lorsque l’on confronte la prose institutionnelle aux expériences des enseignants, un biais dans l’analyse de départ se fait jour : seul l’angle de la précarité économique et culturelle a été retenu. Ce ne serait que la « honte sociale », la crainte de trahir son milieu modeste en « s’élevant » qui induirait le conflit de loyauté. Ainsi, dans le dossier n°98 de l’Institut Français de l’Education, centre de recherche intégré à l’ENS Lyon, la typologie retenue fait apparaître quatre types de parents : les « indifférents » laissant la responsabilité intégrale de la scolarité à l’école, les « volontaires mais impuissants », « ceux qui ne savent pas comment faire » et les « familiers de l’éducation ». Mais où sont donc passés les « hostiles » et les « réfractaires » ? Ceux qui agressent les enseignants de maternelle sur le seuil de leur classe parce que leur enfant a parlé de l’accouplement des phasmes élevés en classe ? Ceux qui refusent que leur progéniture participe aux sorties scolaires au musée parce qu’il y a des statues nues ? Ceux qui dispensent du cycle piscine car le bassin est mixte ? Aucun « café des parents » ne viendra changer leur point de vue : la matrice de leurs valeurs est religieuse et identitaire, elle ne se conteste pas.
L’islam contre l’éducation
Le recul que m’offre une longue carrière d’enseignante qui s’achève comme remplaçante, me permet de mesurer l’aggravation du phénomène et d’en être un témoin direct, dans des lieux très différents. Prenons Sélim, élève de CE1 intelligent et vif, mais bloqué par son manque de maîtrise du français. Il est né en France, d’un père lui-même né en France, parfaitement francophone, et ayant fréquenté la même école que lui, dans une ville favorisée de la banlieue de Montpellier. L’entretien auquel j’assiste est calme et posé. Seul le père est venu. Après avoir parlé des talents de l’élève, la maîtresse titulaire conseille la lecture et la pratique du français pendant les vacances. La réponse est sans appel et saluera le départ en Turquie de la famille, du 1er juin au 30 septembre : « Certainement pas. Déjà, huit mois en France, c’est risqué pour sa culture turque ».
Toujours dans l’Hérault, dans une petite ville où la mixité sociale fait se côtoyer le monde rural, les néo-ruraux et la précarité, c’est Ahmed, 6 ans, qui explique à mon collègue avec assurance qu’il se trompe sur le cycle de l’eau : la pluie ne vient pas des nuages, c’est « Allah qui verse la pluie ». Cas isolés ? Cette année, dans cette même école, en maternelle, nous avons vu fleurir les cas de mutisme sélectif. Cinq classes, cinq cas, que des fillettes, toutes issues de l’immigration magrébine et de familles musulmanes pratiquantes ayant des rapports cordiaux avec l’équipe. Toutes s’expriment parfaitement avec leur maman sitôt le seuil de la classe passé mais n’ouvrent pas la bouche avec leurs camarades, pas plus qu’avec les maîtresses, et ce, parfois depuis trois ans.
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Lorsque je proposerai à l’une des mamans, au contact facile, de recevoir des camarades de sa fille de 4 ans chez elle, pour l’encourager à communiquer avec le monde extérieur, un refus souriant me sera opposé : « Ce n’est pas possible, je ne connais pas ces familles et de toute façon, ses cousines viennent jouer, ça suffit ». Seuls les petits garçons jouent dehors, en bas des immeubles ou à l’aire de jeu, sans réelles contraintes. Ils découvrent souvent la frustration à l’école maternelle, imposée, le plus souvent, par une femme, ce qui, là encore, n’est pas simple pour eux. Les fillettes restent à la maison, comme maman, cette éternelle mineure. Le repère est la cellule familiale, l’école est l’ouverture au monde, le risque de dilution dans une société dont les valeurs sont incompatibles avec celles de l’Islam rigoriste : femmes émancipées, sexualité libre, vérités scientifiques, risque de mariages hors de la communauté, bien des choses heurtent ses parents. L’épidémie de Covid a aggravé les choses en renforçant les liens forts (ceux de la famille et des amis très proches) au détriment des liens faibles avec la société. Le cas le plus sidérant demeure cependant celui de Fatima qui termine sa moyenne section sans parler ni comprendre le français. En équipe éducative, le directeur apprendra que ses deux frères aînés, issus d’une union précédente, parlent un français parfait mais que, pour elle et sa sœur, le père a préféré ne parler que le berbère. Je laisse au lecteur le soin de formuler leurs propres hypothèses sur les motivations d’un tel choix et les interdits explicites et implicites qui en découlent.
Dans un contexte de communautarisme accru, ces cas emblématiques ne sauraient être uniques. Ils sont la manifestation d’un écart incompressible entre les valeurs cultivées à la maison, transmises explicitement mais aussi implicitement par les usages, et celles de l’école républicaine. C’est cet écart de systèmes de valeurs et non simplement de conditions de vie qui fait que l’on ne peut espérer que de simples « rencontres informelles » suffisent à « dénouer les conflits de loyauté », selon l’expression de la Présidente d’ATD Quart Monde, Marie-Aleth Grard dans son rapport du CESE en 2015 au sujet du mal-être à l’école causé par l’origine sociale précaire. Lutter contre le déterminisme social est une priorité absolue et l’abaissement de l’âge de l’instruction obligatoire est un choix positif qui souligne le rôle que peut jouer une offre culturelle riche et des stimulations précoces. Néanmoins, pour les populations repliées sur une pratique rigoriste de la religion et communautarisées, la scolarisation à l’école républicaine fait naître, dès le plus jeune âge, un décalage entre ce que l’enfant vit et entend chez lui et à l’école. C’est ce décalage qui, déjà, il y a dix ans, m’avait fait demander à une jeune collègue issue de l’immigration turque, de parents illettrés, d’où lui venait sa capacité à « trouver l’ascenseur social » avec ses sœurs (l’une infirmière et l’autre sage-femme) : « Mes parents ne connaissaient rien à l’école, mais ils faisaient confiance et ils ne nous ont interdit aucun rêve ». La confiance et l’autorisation, tout est là. Sans elles, le lien affectif spontané qu’un élève noue dans ses premières années scolaires avec son enseignant lui fait courir le risque d’un conflit de loyauté de nature à entraver sa progression dans les savoirs. Ne pas formaliser cet écueil, l’analyser et armer les enseignants face à ces phénomènes est une erreur de nature à isoler une partie des générations futures dans l’échec scolaire. Ce ne serait, ceci dit, qu’un déni de plus.
(les prénoms ont été modifiés)