C’était comment la vie il y a trois semaines? Comment c’était déjà l’existence avant les gestes barrières, la distanciation, les matches de foot à huis clos et la bourse à – 25% ?
Pas si mal. Déjà, on n’avait pas à penser à tous ses gestes dès qu’on levait le petit doigt. On n’était pas non plus des flippés de la poignée de main. Des constipés du bisou ou des capons du CAC 40. On allait au boulot en train ou en métro en s’accrochant à la barre de maintien à pleines mains. Comme des gamins sur les torsades des cochons de manège. Et c’était parti pour un tour. On ouvrait les portes des wagons d’un pouce, sans vergogne, comme des grands. On serrait la pince à tous les mecs au bistrot le matin, sans se méfier. Sans parfois même connaître les blases des clients qu’on croisait tous les jours. On embrassait les filles à pleines joues dans les bureaux et on buvait des cafés à la machine en tripotant les touillettes à sucre, sans jamais se soucier une seconde de l’hygiène du type qui avait pu les charger dans la bécane. On se léchait même les doigts quand la mayonnaise débordait des sandwiches au poulet. Beurk ! C’est dire si on était inconscient. Ça n’était pas bien ragoûtant. Mais par rapport à aujourd’hui, c’était finalement le paradis. Moi je vous le dis.
Mais ça, c’était avant. Il y a trois semaines. Il y a un siècle, pour paraphraser Joe Dassin. Ou Agnès Buzyn. Ce n’était pas l’été indien bien sûr, juste le printemps naissant. Quand nous étions insouciants. Sales et pas méchants. En somme une bande d’inconscients.
À lire aussi, Thomas Morales: Les vieux journaux ne mentent pas!
Ce matin, en enfilant mes souliers avec un chausse-pied métallique préalablement désinfecté et en faisant glisser mes quelques pièces de monnaie dans ma poche à l’aide d’une enveloppe (neuve) pour éviter le « toucher de ferraille », je me suis souvenu de ces instants révolus. De ces bonheurs simples. Et surtout, je me suis posé la question qu’on peut lire maintenant sur toutes les lèvres. Pardon sur tous les masques. L’interrogation que tous les gens sont en droit de se poser : mais qu’est-ce qu’on va bien pouvoir devenir ?
Il est 7h00 et j’ai un seul objectif, récupérer mon PC portable au bureau, je n’ai pas d’imprimante à la maison. Alors, j’ai gribouillé une déclaration sur l’honneur à la main. Ça vaut ce que ça vaut. J’ai nettoyé la télécommande de mon parking, donc je suis clean. Au moins au sens où l’entend le collège des spécialistes cher au cœur du gouvernement. Mais les clefs de la voiture? Je les avais oubliées celles-là. Il faut bien que je les touche, moi, les clefs de la bagnole. Et elles ne sont certainement pas propres, les cochonnes ! J’essaye de me souvenir de la dernière fois qu’une autre personne les a touchées? Était-ce le mécano du garage ou le voiturier du Petit Pergolèse? Enfin quand les restos étaient encore ouverts… Bon, c’était la semaine dernière. Paraît que le virus ne vit que douze heures sur les surfaces, alors les clefs c’est bon? Oui, mais les bips qui sont sur le trousseau ? Ils sont plus plats. Celui de l’ascenseur et celui de mon bureau ? Faut bien que je les frotte sur les déclencheurs magnétiques pour ouvrir les portes, quand même? Moi je suis propre, l’hygiène ça toujours été mon truc, mais les autres? S’il y a quelqu’un d’infecté qui a passé son bip sale à l’entrée avant moi, il va compromettre mon bip propre alors? Hein? Bon je sais ce que je vais faire, je vais prendre une lingette pour nettoyer le support.
À lire aussi: Coronavirus: le temps de l’union sacrée
Mais avant, il faut que j’aille déjà faire le plein. Et je vais donc devoir toucher la pompe à essence, de par le fait. Mais comment faire ? Un pistolet c’est déjà dégoûtant. Avec tous les résidus d’hydrocarbures qui traînent. Mais avec des vrais morceaux de Corona dessus, c’est encore pire. J’ai trouvé, je vais prendre les gants au distributeur Total. En espérant que le type qui les a posés dans la bécane avait les mains propres. Air connu. Pas gagné. Et pour payer? Je vais faire comment pour payer? Il va falloir que je donne ma carte au pompiste et il va la toucher. Ah le saligaud! Et pourtant je l’avais si bien nettoyée. Bon, j’ai une idée, je vais prendre vingt euros de SP95. Comme ça, je pourrai faire un sans contact sans qu’il la touche. Malin. Je serai quitte pour nettoyer le dessous de ma Mastercard.
Me voilà enfin devant mon bureau. Je n’ai pas payé le stationnement. Pas envie de salir ma CB dans le parcmètre. J’espère que les contractuels resteront aussi confinés. Ça c’est peut-être la seule bonne nouvelle de cette crise sanitaire. Les chieurs sont aussi en quarantaine. Les emmerdeurs à l’isolement. Plus de PV ! D’un autre côté, comme on ne peut plus se déplacer… Il faut que j’arrive à tirer la porte d’entrée sans toucher la poignée. Facile, j’ai mis mes gants de déneigement qui traînaient dans ma boîte à gants, souvenir de l’époque où on pouvait encore skier. Pas très pratique de bosser avec des moufles, mais ça suffit bien pour ouvrir une lourde. Je ne suis pas non plus neurologue. Pareil pour l’ascenseur. Mais je manque de précision. J’ai dû appuyer sur trois étages à la fois. Me suis arrêté quatre fois avant le huitième. Et j’ai barré le passage à la femme de ménage au cinq. Une ascension comme un chemin de croix. Maintenant il faut que je retire mes gants. Je peux enlever le côté gauche, ça oui, mais pour l’autre, il va bien falloir que je touche le côté droit avec la main. C’est évident. Je me gratterais bien le nez pour trouver une solution. Mais je ne veux pas me souiller le visage. Tant pis, je prends le risque. J’enlève mes gants à l’ancienne. Je vais être bon pour me laver les mains. D’un autre côté, il est 8h et c’est finalement la première fois que je les passe au savon. Pas mal pour un mardi. J’ai déjà nettoyé mon volant et les poignées de la voiture au gel hydro. Ma carte bleue, mon portable et les bips d’entrée à la javelle. Maintenant il faut que je me fasse un café. Mais je vais mettre quoi comme eau dans le réservoir ? Pas celle du robinet quand même ? Ben je n’ai que ça. Et si c’est pour toucher une bouteille en plastique d’origine inconnue, non merci. Et les dosettes de Nespresso? Hein? Où est-ce qu’elles sont fabriquées ces saletés de dosettes? Me suis lavé une tasse au Paic Citron, ça donne un petit goût lemon au moka, mais on n’est jamais trop prudent et j’ai baissé le levier du mélangeur avec le coude. Je n’ai plus qu’à appuyer sur le bouton marche, mais avec quoi? Je n’ai que mes clefs sur moi. Ah non, pas les clefs, je viens de les laver! Je vais prendre une serviette en papier. En espérant que le type qui a chargé la bécane aux toilettes avait les mains propres. Air connu. Ça y est, j’ai bu mon café. La journée peut commencer. Enfin presque s’achever, car, avec la meilleure volonté du monde, il n’y a pas grand-chose à faire. Je pourrais rester là toute la journée je suis seul dans l’immeuble. Le business est au point mort. Le téléphone n’arrête pourtant pas de sonner. Mais c’est toujours pour la même raison. « Et vous, vous avez pu partir ? » Non, mais fuir pour quoi faire ? Pour s’éloigner des grandes villes les plus touchées mais les mieux équipées en urgences ? Urgences débordées d’ailleurs. Ou foutre le camp à la campagne pour éviter que les enfants nous rendent dingues ? Faire la queue pour le pain ici ou ailleurs… Il y a une blague qui se répand en ce moment sur les réseaux sociaux comme un virus. Si on se précipite sur les pâtes et le papier toilette, c’est que les Français sont obsédés par deux choses, le blé et le cul. C’est pas faux. Bon, faut que j’enfile mes moufles pour reprendre l’ascenseur avec mon PC sous le bras. Je vais aller m’acheter un Twix au tabac avant de me confiner, y a plus que ça d’ouvert. On ressemble tous à des manchots à pousser les portes avec les pieds. Et puis je vais quand même aller vérifier l’action Fujifilm, il paraît qu’ils ont trouvé un médicament antigrippal qui a marché sur les Chinois. Y a pas que les pâtes dans la vie. Y a aussi l’oseille.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !