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L’homme est un virus pour l’homme

Le journal de Nidra Poller


L’homme est un virus pour l’homme
Numéro de reportage : AP22443418_000049 © Daniel Cole/AP/SIPA

Episode 4 : bas les masques haut les mains


30 mars 2020

Rappel

Nos familles sont démembrées. Les jeunes n’avaient pas le droit de me fréquenter, interdiction au petit chaperon rouge d’apporter un panier de délices viraux à la grand-mère mais… le loup était déjà à mon chevet. Et je l’ai battu ! Plus rien à craindre de ce côté. Comment vous dire ? Ne plus le redouter parce qu’on l’a déjà eu, c’est grisant. J’ai l’impression d’avoir reçu un brevet de bonne gestion de santé, catégorie octogénaire, comme si rien ne pourrait plus jamais me toucher. 

Les proches sont loin, pas de brunch, pas de goûter, pas de réunion autour des visites en provenance du sud, d’outre-Manche, ou transatlantique ; les ponts sont levés, les retrouvailles annulées, le déroulement des saisons, figé. Pas de seder de Pessah. Dérogation imposée. Ma nishtana hashana hazeh, en quoi cette année est-elle différente ? Tous les ans, le branlebas de combat rituel : comment gérer la grande affaire, les courses, l’exigeante préparation des plats traditionnels, la vie professionnelle qui suit son rythme laïque ? A chaque fête un petit pincement de cœur. Impossible de se réunir au complet, de transmettre dignement, de dépasser les réticences et de faire comprendre que nous sommes un peuple, pas une religion. Qui lira la Hagadah… comme il faut… en hébreu ? 

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Ce sacré virus ouvre les vannes de la souvenance. La voix immense de mon père. Et son savoir paradoxal des textes, de la langue et du business d’un self-made man. Dans un passé récent, la lecture hazak de notre sabra Y. qui récitait la Hagadah du début à la fin comme un tank traversant le Sinaï. Ils sont allés s’installer à New York, ceux-là. Chaque année c’est le miracle de la sortie de l’Egypte, tout bâclé qu’il soit, le seder se compose, c’est magnifique, mon chicken soup avec knedlach est un chef-d’œuvre, l’alliance est scellée.

Pas de seder cette année alors que les dix plaies se déroulent sous mes fenêtres. 

Pas de visites. Pas de patience récompensée. Je ne l’ai pas encore vue, mon arrière-petite-fille, première de sa génération, née à Los Angeles en octobre. Elle va franchir d’innombrables mini-étapes de sa nouvelle vie avant que je puisse la tenir dans mes bras. On fera des Skype, je la verrai sur Instagram, on lui racontera, quand elle sera plus grande, comment elle est née l’année du COVID-19. Selon les dernières informations, notre beauté recevra sa part du stimulus package de 2 mille milliards voté en fin de semaine: un chèque de $500. Moins que les milliards alloués à Boeing, fabricant d’avions avariés, mais de quoi se payer un voyage en France enfin !!! 

Mettons des zéros dans l’assiette publique 

On baisse le rideau, les bras, les vols aller-retour ; on ferme les aéroports, les frontières, les championnats. Il faut réinventer l’argent, frère, sinon on coule. Le moteur est coupé, l’engrenage lance un dernier hoquet et s’arrête, l’économie se disloque en cadavre exquis. Le buzz se tait et cette détermination dévorante d’attirer la foule se mange la queue. Sur le long chemin tracé de l’homme chasseur-cueilleur jusqu’à l’être moderne, le touriste, le curseur s’est brutalement stoppé. Prenons un moment de recul pour admirer la construction astucieuse qui nourrit son homme, cette symphonie matérialiste mais tout aussi essentielle qui roulait toute seul, perpetuum mobile, jusqu’au jour où le nano-grain de sable, le coronavirus qui se prend pour le roi de l’univers, y planta son drapeau et clac ! 

Comment faire quand il ne reste que des bouches à nourrir, quelques supermarchés, la pharmacie, l’hôpital, les stations-service et la banque ? Il faut fabriquer de l’argent. Vous êtes de ceux qui n’aiment pas la finance, la spéculation, le capitalisme en bulles et en bourse ? Tant pis, il ne nous reste que cela. De l’argent creux fait de l’argent cru qu’on pompe dans les artères du système sous perfusion.

En ce qui nous concerne, le coup d’arrêt est venu à la première heure. Le voyage annuel au Japon est toujours programmé pendant la pause entre la fin d’une saison d’athlétisme et le début de la suivante… qui devait démarrer le 11 mars avec les championnats en salle à Nanjing. Annulés. Suivis, l’un après l’autre, de toutes les manifestations sportives. (N.B. Air France : On attend toujours le remboursement du billet aller-retour Paris-Nanjing promis depuis l’annulation des liaisons avec la Chine en février.) Le voici, mon héros, l’arme au pied. Les appareils hi-tech du photographe sportif, les boitiers d’alimentation, le monopode, les objectifs gros comme des RPG… tout ce poids qu’il porte fièrement se plante, tombe, bouche bée. Pas de Diamond League, pas de rythme endiablé d’allers-retours, Doha, Shanghai, Ostrava, Oslo … pas de marathons, la course s’arrête, on ne sautera pas plus haut, on ne lancera rien, on ne rêvera plus de dépasser les limites, cette saison aux grandes promesses, car c’était la marche vers les JO 2020 à Tokyo. On attendait l’inévitable. Cette année, 2020 tombera en 2021. 

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Il me semblait, il y a un siècle au mois de février, que la perte soudaine et totale de sportifs à photographier nous mettait en péril et à part dans un monde où les autres suivraient leurs métiers. Encore heureux que le photographe soit également journaliste.

Aurait-on imaginé qu’à la mi-mars notre boulangerie serait fermée ?

Bas les masques, haut les mains 

Scotchés aux médias, on boit d’heure en heure des chiffres qui cachent ce qu’ils dévoilent. Le nombre de cas et de victimes, chez nous, chez nos voisins, au loin et par anticipation. L’épicentre du tremblement de terre est déjà passé de l’Europe aux Etats-Unis, où les pas-moi-paranos se shootent à un néo-relativisme pathétique. Gare à ceux qui tomberont un jour malades. Problème cardiaque ? Serre les dents, mon vieux, et compte les victimes du cancer du côlon. Rage de dents ? T’es pas sans connaître les ravages de l’hépatite C ?

Les chiffres qui augmentent sans ébranler les fiers sceptiques sont le solde net de la pandémie. Ce sont les infectés, les hospitalisés et les morts qu’on n’a pas pu éviter malgré les mesures draconiennes imposées. Il faudrait multiplier par dix, par cent, par mille, par centaines de milliers pour obtenir le chiffre brut qui aurait été atteint si l’on avait laissé libre cours au virus. A présent, nous ne savons pas si nous serons bientôt tirés d’affaire. Nous sommes peut-être au tout début de quelque chose qui dépasse notre entendement.

Ce pourquoi je ne participe pas aux polémiques qui circulent comme des queues de la comète coronavirale. Tout un chacun sait… quoi ? savait qu’il fallait des milliards de masques. Celui qui aurait eu l’idée de sonder la population il y a quelques mois aurait trouvé en haut de la liste de préoccupations l’approvisionnement en masques FFP2. Hmmm, on cherchait plutôt des gamètes pour satisfaire le besoin d’enfants chez les couples unisexe. Bon d’accord, ok, mais n’oublions pas les gilets jaunes qui préfiguraient la crise à venir. Vaguement, à tâtons, éclairés de sagesse populaire, ils cassaient le dos des commerces qui, aujourd’hui, sont saignés à blanc. Ils mettaient le feu n’importe où hurlant « dégage » au gouvernement qui vient, par exemple, de prendre livraison des milliards de masques expédiés en urgence de Chine. Le RIC aurait mieux fait, n’est-ce pas ? Je regarde les bus passer à vide en rappelant les longues semaines de grève des transports où j’aurais eu besoin d’un respirateur si j’avais osé monter dans un bus bondé.

Je dois ménager mon stock d’indignation ainsi que mon flacon de shampooing qui ne se vend ni en pharmacie ni au supermarché. Je la réserve, ma colère, pour mon pays d’origine. On en parlera en long et en large, c’est promis pour l’Episode 5, « Mad in the USA ».  



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