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Confessions sans absolutions


1. Jean-Jacques Rousseau et le Tea Party

Consulter la presse donne un vernis de culture, ce qui est encore préférable à une absence de culture. Ainsi, j’apprends ce 12 mars 2012 la naissance d’un de mes compatriotes : Jean-Jacques Rousseau. Trois cents ans déjà qu’il poursuit inlassablement son chemin entre Confessions et Contrat social. Le Rousseau que je préfère est celui des Rêveries du promeneur solitaire.

Il serait très étonné d’apprendre qu’aujourd’hui, aux États-Unis, il est beaucoup plus lu et étudié que ne le sont Diderot et Voltaire. Et surtout qu’il inspire le Tea Party. Benjamin Barber, spécialiste américain de Rousseau, établit un parallèle entre les critiques formulées par les adeptes du Tea Party à l’encontre de Hollywood et de Madison Avenue et celles que formulait Rousseau dans sa Lettre à d’Alembert à propos du théâtre qui corrompait en son temps la république calviniste.[access capability= »lire_inedits »]

Toujours selon Benjamin Barber, à l’instar du Tea Party qui fustige les élites, Rousseau dénonçait la haute culture comme une forme de corruption. « Les partisans du Tea Party, poursuit Benjamin Barber, sont très critiques face à la concentration du pouvoir, ainsi que des grandes agglomérations comme New York ou Los Angeles. Ce qu’ils déclarent à ce sujet, c’est ce que disait Rousseau au sujet de Paris ou de Londres. »

Quant aux progrès technologiques qui permettent de voir des films toute la journée ou de rester branchés sur l’actualité, Rousseau rétorquerait qu’il ne voit là qu’une forme de séduction du diable. Non aux divertissements, oui à la rêverie. À ce propos, vous souvenez-vous de la première phrase des Rêveries du promeneur solitaire, et y en a-t-il de plus belles ? « Me voici donc seul sur la Terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même. »

Cette nouvelle jeunesse de Rousseau est saluée comme il se doit dans Le Temps, quotidien genevois qui, comme Rousseau, pense que la démocratie ne peut fonctionner qu’avec des citoyens éduqués et que c’est sans doute une des raisons pour lesquelles elle connaît de tels ratés en France.

2. De la littérature considérée comme une tauromachie

De Rousseau à Michel Leiris, il n’y a qu’un pas et nombreux sont ceux qui l’ont franchi en découvrant L’Âge d’homme autour de leur vingtième année. Inutile de préciser que ce fut mon cas.

Michel Leiris, ethnologue et écrivain, avait 34 ans lorsqu’il entreprit de faire le portrait le plus ressemblant du personnage qu’il était alors. Il escomptait que la lucidité exemplaire dont il saurait faire preuve compenserait sa médiocrité en tant que modèle. Nous fûmes nombreux à l’imiter : après tout, chacun a besoin d’être absous. Et il n’y a rien de tel que les confessions, surtout si elles respectent la règle de dire toute la vérité et rien que la vérité, pour y parvenir. Mieux encore, maintenant que la littérature est moins vue sous l’angle de la création que sous celui de l’expression − la seule question qui intéresse encore : quel monstre se cache derrière l’œuvre ? − tout nous incitait à nous lancer dans cette entreprise improbable. Si ce n’est pas pour parler de soi, à quoi bon écrire ? Enfin, comment ne pas éprouver un sentiment de complicité avec Michel Leiris quand il notait : « Le peu de livres que j’ai publiés ne m’a valu aucune notoriété. Je ne m’en plains pas, non plus que je ne m’en vante, ayant une même horreur du genre écrivain à succès que du genre poète méconnu » ?

Ce qui m’avait le plus enchanté dans ma lecture de L’Âge d’homme, c’était, dès les premières pages, d’apprendre le dégoût que porte l’auteur aux femmes enceintes et sa franche répugnance à l’égard des nouveau-nés. Sans doute aurait-il répondu oui à la question que se posent aujourd’hui les chercheurs en bio-éthique : a-t-on le droit de tuer un nouveau-né ? Je signale en passant que la légalisation de l’infanticide existe déjà en Hollande. J’avais comme Michel Leiris − et j’ai toujours, même si l’occasion m’en est moins souvent donnée − l’impossibilité de faire l’amour si, accomplissant cet acte, je le considérais autrement que comme stérile et sans rien de commun avec la fécondité.

À la fin de sa vie, Michel Leiris avait poursuivi cet art de la littérature considérée comme une tauromachie sous forme d’aphorismes dans un petit livre méconnu : Images de marque (éd. Le Temps qu’il fait). Sans la moindre complaisance et avec une ironie impitoyable, il se définissait comme « un enquiquineur qui se prend pour un monstre sacré ». Ou comme un conquérant qui n’a pour territoire que le désert. Il disait volontiers de lui qu’il était un suicidaire que seule sa crainte vertigineuse de la mort incitait et retenait à la fois. Un aveu qui me touche d’autant plus que je suis dans le même cas de figure,

3. Le corps invincible à l’ère du Viagra

Autre aveu de Michel Leiris, d’autant plus troublant qu’il n’a pas dépassé la quarantaine quand il écrit ceci : « J’ai depuis longtemps tendance à me tenir pour quasi impuissant. Il y a beau temps, en tout cas, que je ne considère plus l’acte amoureux comme une chose simple, mais comme un événement relativement exceptionnel, nécessitant certaines dispositions intérieures ou particulièrement tragiques ou particulièrement heureuses, très différentes, dans l’une comme l’autre alternative, de ce que je dois regarder comme mes dispositions moyennes. »

Évidemment, à l’ère du Viagra, ce genre de propos sonne étrangement : la sexualité, qui impliquait auparavant une part de trouble et d’incertitude, est perçue différemment. Non plus comme une liberté ou comme une agonie, mais comme appartenant à un corps inédit dans l’histoire de l’humanité, un corps qui se vit et se sent invincible. Le premier philosophe à s’être penché sur cette métamorphose n’est autre que Robert Redeker dans son étude « Le mirage immortaliste du Viagra » parue dans le numéro 2 de l’excellente revue Kitej. À ceux qui, comme moi, l’ignorent, je rappelle que Kitej est une ville russe proche de Nijni Novgorod, accessible uniquement à celles et à ceux qui sont purs de corps et d’esprit, ce qui m’interdit à tout jamais de découvrir cette Atlantide russe.

Robert Redeker observe une étrange similitude entre le corps au temps du Viagra, le cinéma pornographique, la publicité et le sport-spectacle. Il n’est pas loin de penser que la sexualité assistée par le Viagra est le tombeau de l’âme et du moi. « L’utopie adhérente au Viagra et à la nouvelle cosmétique féminine, écrit-il, est celle d’une immortalité immanente et non pas transcendante, comme l’est la vie éternelle décrite par saint Augustin au dernier livre de La Cité de Dieu. C’est une immortalité obtenue par l’industrie, non par l’effort spirituel. »

Saint Augustin, Rousseau, Leiris : qu’auraient-ils pensé de cette mutation de l’homme en Egobody ? Le seul écrivain, à ma connaissance, à avoir vécu et retransmis littérairement cette métamorphose n’est autre que mon ami Serge Doubrovsky. Avec l’Egobody débute l’ère de l’autofiction. Voilà qui laisserait Michel Leiris perplexe et le conforterait dans sa certitude d’être un antédiluvien déboussolé qui ne se berce plus qu’au son des musiques que son passé lui fait entendre. Le temps de la rêverie s’achèverait-il ?[/access]

*Photo : formatted_dad

Avril 2012 . N°46

Article extrait du Magazine Causeur



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