Mes lycéens mettent sur le même plan le savoir scientifique des professeurs et ce que racontent des blogs de religieux.
Connaissez-vous le concordisme islamique ? Pour ma part, je n’en avais eu jusqu’ici qu’une connaissance livresque (je connaissais le fameux livre de Maurice Bucaille, qui est semble-t-il très populaire dans les pays musulmans : La Bible, le Coran et la science), mais quelle ne fut pas ma surprise de constater que cette théorie était aussi très populaire chez les lycéens français!
Ainsi, alors que j’étais en train d’expliquer à mes élèves que les textes religieux sont d’une autre nature que les publications scientifiques, que les uns font appel à la croyance quand les autres sollicitent le raisonnement, j’eus droit aussitôt à de vives protestations. « Le Coran est un livre qui contient des vérités scientifiques » s’écria une jeune élève, généralement très discrète, depuis le fond de la classe où elle avait l’habitude de somnoler. Piqué au vif par la curiosité, je lui demandai de me donner un exemple. La jeune fille m’expliqua alors que, selon une sourate du Coran, dite « sourate de la lune », le satellite de la terre serait une pierre qui aurait été fendue en deux par l’action miraculeuse de Mahomet avant de se ressouder en un seul morceau, et que cet événement serait confirmé par la science moderne. Comme j’émettais quelques doutes, de façon un peu vague et pour la forme, à propos d’une théorie dont je n’avais (pour être honnête) jamais entendu parler, un autre élève vint aussitôt appuyer ses dires en mentionnant l’existence d’un site de la NASA qui évoquerait cette théorie, ainsi que d’une photo qui montrerait une faille à la surface de la lune et qui prouverait, par conséquent, la validité de la théorie du « moon splitting ». Ne faisant ni une ni deux, je leur proposai de vérifier aussitôt sur internet. L’élève me montra ainsi une photo, tirée en fait non du site de la NASA mais d’un blog tenu par des musulmans, et sur lequel on pouvait en effet distinguer une faille à la surface de la lune. « Ah vous voyez bien Monsieur que c’est vrai ! ».
Wikipedia et le Coran
Je rappellerai ici, au passage, qu’il s’agit d’une classe de terminale générale d’un lycée français, que ces élèves sont censés étudier les sciences exactes, les sciences naturelles ainsi que les sciences sociales, et qu’ils se destinent pour la plupart à une poursuite d’études dans le système d’enseignement supérieur français. Or ce sont ces élèves qui m’affirment avec aplomb que le Coran serait un ouvrage qui présenterait un caractère scientifique, ou du moins certains d’entre eux, mais sans qu’aucun élève de la classe ne trouve rien à y redire…
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Comme je me montrais toujours sceptique, plusieurs élèves se mirent à ironiser : « vous ne voulez pas nous croire alors que vous avez vu la photo, Monsieur ? »… Intérieurement, j’étais partagé entre un profond sentiment de désolation et une irrépressible envie d’éclater de rire. Je leur proposai, en désespoir de cause, d’aller jeter un œil sur Wikipedia. « Ah non Monsieur, Wikipedia c’est que des fake news, tous les articles sont trafiqués et n’importe qui peut écrire dedans… ». « Si je comprends bien, leur répondis-je, n’importe quel blog tenu par un inconnu serait plus fiable que Wikipedia, ce site collaboratif où des rédacteurs travaillent ensemble et en se corrigeant mutuellement… ? » « Oui ! ». Je réussis quand même à obtenir que nous fissions un tour sur le site afin de voir ce qui s’y disait à propos de notre sujet… Cet article ne faisait que confirmer, en réalité, ce que j’avais supposé dès le départ, à savoir que l’événement de la « division de la lune » correspondait, selon la plupart des commentateurs, à un miracle accompli par Mahomet (tandis que, pour d’autres, il s’agissait d’une prophétie qui devait s’accomplir au jour du Jugement Dernier), mais qu’elle ne correspondait en aucun cas à un fait scientifique qui eût été avéré ni confirmé. Une citation d’un scientifique de la NASA disait même : « il ne faut pas croire tout ce que vous lisez sur internet ». Cette phrase était en anglais, mais je pris un malin plaisir à la traduire et à la répéter plusieurs fois à la classe. En vain ! Pour mes élèves, cet article de Wikipedia n’avait aucune valeur de toute façon : ils préféraient croire à des rumeurs propagées par d’obscurs blogs anonymes, et ils ne comprenaient pas la différence entre le récit d’un miracle et une théorie scientifiquement démontrée. Pire : ils ne voulaient pas chercher à comprendre la différence ! Et puis si ce fait de la « division de la lune » n’était pas confirmé, il y avait bien d’autres faits évoqués dans le Coran qui eux avaient été confirmés par les scientifiques… C’est en tout cas ce que mes élèves s’obstinaient à croire, sans se laisser le moins du monde troubler par les objections que j’avais pu leur présenter, eux qui ne semblaient pas avoir la moindre idée de ce que le mot « réfutation » pouvait signifier…
Savoirs à la carte
Il est vrai que le faible niveau culturel et les nombreuses lacunes de mes élèves, ainsi que la difficulté à faire cours à cette classe dans des conditions d’écoute et d’attention à peu près normales ne facilitaient pas la tâche… Mais je crois que leur esprit était surtout encombré par toutes sortes de croyances fausses et de préjugés, ce que le philosophe Gaston Bachelard a nommé « l’obstacle épistémologique » et qu’il m’était tout à fait impossible, en l’occurrence, de briser ou de surmonter.
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Finalement, les élèves en arrivèrent à la seule conclusion qui s’imposait, de façon prévisible, inévitable et imparable : « vous Monsieur, vous pouvez croire ce que vous voulez, et nous les élèves on croit ce qu’on veut ! ». Quel bel exemple de tolérance et d’ouverture d’esprit j’avais à cet instant précis devant mes yeux ! Chacun pouvait penser ce qu’il voulait, en fonction de sa culture, du moment qu’il était sympa et n’ennuyait pas les autres avec ça ! L’Ecole était donc bel et bien devenu ce merveilleux lieu de rencontre bienveillant et ce formidable espace de négociation permanente où des professeurs et des élèves devaient apprendre à vivre ensemble. D’un côté, on avait des enseignants, dont le savoir était devenu incertain et douteux au regard des vastes possibilités qu’offrait la navigation à vue sur l’océan infini du web et, de l’autre côté, on avait des lycéens qui étaient régulièrement invités, par l’institution scolaire elle-même, à « s’exprimer », à donner leur avis sans qu’on le leur ait demandé sur tous les sujets, y compris et surtout ceux auxquels ils ne connaissaient et ne comprenaient rien. Bref, l’Ecole était devenue une petite société démocratique où régnaient en maîtres les principes de la liberté d’opinion et de la liberté d’expression, mais qui avait su repousser loin d’elle la tyrannie du savoir et la pédanterie des professeurs.
Vers une discorde de grande ampleur
En tout état de cause, la théorie du concordisme, qui repose sur l’idée que des textes religieux (en l’occurrence le Coran) contiendraient des anticipations des théories scientifiques modernes, lesquelles n’auraient fait en somme que confirmer les vérités déjà contenues dans le texte sacré, traduit une confusion entre le domaine de la pensée religieuse et le domaine de la pensée scientifique, deux domaines que toute la pensée philosophique moderne s’était pourtant employée à distinguer et à séparer l’un de l’autre. C’est cette séparation de la religion et de la science qui a accompagné la « sécularisation » moderne en Europe occidentale à partir de la Renaissance. Aujourd’hui, force est d’admettre que cette histoire moderne est arrivée en fin de cycle. Ce processus que certains intellectuels appellent la « désécularisation » est en train de prendre actuellement une tournure très saisissante et bien réelle. Du moins c’est ce qu’il me semble à mon modeste niveau de petit professeur de lycée. Or je me demande si cette « discordance des temps », entre une modernité à bout de souffle et une piété religieuse qui semble issue du passé prémoderne mais qui est désormais en plein essor, ne conduira pas tôt ou tard à une discorde de grande ampleur ?
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