Le journal de l’ouvreuse
Un petit tour à Londres où le virus n’a rien pu contre les indestructibles « Concerts Promenade » (because le public peut rester debout) aussi appelés « Proms ». Festival produit par la BBC, qui dure deux mois et culmine chaque mi-septembre dans une orgie de tubes patriotiques, folkloriques ou classiques avec stars, foule et Union Jack en délire : « The last night of the Proms ».
Traditionnellement au programme de la dernière night : l’hymne officieux des Grands-Bretons, Rule, Britannia. Plusieurs fois menacé pour bellicisme, Rule, Britannia a encore perdu des points depuis le Brexit. Mais il tenait bon, et tous les étés finissaient au Royal Albert Hall sur l’air de « Règne, Britannia, règne sur les flots ». Quand mi-juillet trois indignés lancent une pétition. « Les paroles écrites en 1740 l’ont été pour un public différent du nôtre. De la même manière que nous réformons les statues et les monuments, nous devons réformer notre musique. Cet air est offensant. Nous vivons dans un monde multiculturel où les Vies Noires Importent, et ce message doit être aussi entendu en musique. » Black Lives Matter : merci aux gentils organisateurs d’interdire le méchant chant.
À lire aussi, François-Xavier Ajavon : La politique du socle vide
Everybody s’en cogne et une semaine plus tard la pétition n’a pas recueilli 200 signatures. Mais la BBC annonce que, pour ne pas insulter la mémoire de George Floyd, la « Last night » omettra Britannia. Le concert 2020 sera « un évènement inclusif et poignant ».
Boris Johnson monte au front
Indigné par la victoire des indignés, le camp adverse prend les armes. Le député Michael Fabricant trouve que « l’histoire de la Grande-Bretagne n’est pas si mauvaise, nous avons aboli l’esclavage en 1807 ». Et le prime Boris Johnson in person monte au front : « Je pense que ce pays traverse un orage national à propos de certaines choses, ces choses justement que d’autres à travers le monde aiment le plus chez nous. Ils aiment nos traditions et notre histoire avec toutes ses imperfections. Quelle folie de la censurer ! » Notre rôle ici-bas ? « Écrire le présent et non réécrire le passé. »
Réécrire, le verbe est mou. Rule, Britannia n’a carrément aucun rapport avec la Guyane ou le Nigéria. C’est une ode pour temps de guerre tirée d’un petit opéra composé en 1740 par un nommé Thomas Arne sur les paroles du poète écossais James Thomson. La pièce met en scène le roi anglo-saxon Alfred le Grand, vainqueur des Vikings en 878. Et il n’y est question d’esclavage que pour en dire le plus grand mal : « Britons never, never, never shall be slaves », les Britanniques ne seront jamais, jamais, jamais esclaves, et tant pis si leurs voisins « tombent aux mains des tyrans ». « Grand Dieu ! par des mains enchaînées / Nos fronts sous le joug se ploieraient, / De vils despotes deviendraient / Les maîtres de nos destinées ? », exactement pareil, et ça, c’est dans La Marseillaise. Rien à signaler, tous les pays ont leur péan.
Comme de nos jours le ridicule tue, la BBC a fait marche arrière. Au mois d’août, elle proposait que la dernière nuit des Proms garde son hymne, mais en version instrumentale, sans les paroles. Et finalement, le 12 septembre, un chœur distance-barriérisé dans un Royal Albert Hall vidé de son public, mais télédiffusé, a bien (et même très bien) chanté Rule, Britannia comme d’habitude. Sous la direction de l’Ukrainienne Dalia Stasevska. Blanche, la pauvre. Mais femme, c’est déjà ça.