Con / pétitions cul / inaires


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gordon ramsay cuisine

Najat Vallaud-Belkacem remplace donc les notes par des pustules de couleur, et impose officiellement, désormais, l’évaluation des compétences en lieu et place de l’évaluation des connaissances et des performances. Tout cela pour préserver la susceptibilité des élèves, leur éviter le stress de la mauvaise note (l’extase de la bonne note, on n’en parle pas, les bons élèves sont des pelés, des galeux, bref, des élites). Bien. Eduquons-les dans du coton, le mur contre lequel ils finiront par s’écraser n’en sera que plus dur. Pff… J’ai déjà dit par ailleurs ce que j’en pensais.

C’est d’autant plus curieux que nous vivons — et les gosses avec nous — dans un univers de classements impitoyables et de compétition permanente. Les enfants n’ont qu’à ouvrir le journal pour voir, à chaque lendemain de match, les notes qu’ont méritées leurs joueurs de foot favoris (curieusement, c’est toujours le foot, sport populaire — on ne note pas les golfeurs ni même les tennismen). Et ils n’ont qu’à regarder la télé pour tomber sur des concours de toutes sortes, meilleur cuisinier, meilleur pâtissier, meilleur couple, meilleure chambre d’hôte — le meilleur prof est paraît-il dans les cartons des chaînes. Meilleur, toujours meilleur. Pas de pitié pour les autres. À la rigueur, un sourire de fausse compassion.
On sait que le retour sur terre, après les feux de la télé, de tous ces pauvres gens tirés pendant une semaine ou deux de leur médiocrité peut se révéler mortel. Sans paillettes ni projecteurs, on n’est plus rien, dans la société du spectacle. Il paraît même que d’aucuns se suicident.

Je regarde rarement la télévision — d’abord, parce que je ne l’ai pas, et que je n’en ressens pas le besoin. Mais de temps en temps, au hasard d’un séjour chez ma fille ou mes parents, je jette un œil sur les programmes.
Et là…
J’aime passionnément la cuisine — celle que l’on fait, celle qui se mange. On le sait, dans mon entourage. On a donc voulu m’initier à ce que les étranges lucarnes produisent dans le genre culinaire. Meilleur cuisinier, meilleur pâtissier, dîners presque parfaits. Hmm…
D’abord, que ce soit sur des chaînes productrices de télé-réalité (bel oxymore !) que sont produites ces émissions n’est pas indifférent — puis France 2 s’y est mis avec Dans la peau d’un chef. Il s’agit encore de faire croire que la télévision est une serrure à travers laquelle on peut mater la vraie vie, alors que visiblement tout est scénarisé. Passons. Ce qui m’intéresse, c’est la cuisine.
Un dîner presque parfait — une semaine de compétition entre gens ordinaires se recevant les uns les autres — doit être la plus ancienne de ces compétitions culinaires. On est noté, en fin de semaine, par ses pairs : les candidats évaluent (avec une notation chiffrée) les compétences des uns et des autres, on additionne ainsi des notions qui n’ont rien à voir (exactement ce que l’on reproche aujourd’hui aux notes, dont la « moyenne générale » cumule les maths et le français), la cuisine à proprement parler, l’art de la table ou « l’animation » — en général un jeu de société qui, s’il m’était imposé chez un copain, me ferait fuir. Comme on est à la télé et qu’il y a une loi Evin, on ne parle pas d’alcool dans ces repas —pauvre France !
Tête extasiée du gagnant. Sourires contraints des perdants, forcés d’être beaux joueurs. Ce n’est pas le fair-play qu’on apprend là, mais l’hypocrisie.
Puis viennent les émissions à proprement parler culinaires.
Comprenez-moi : j’arrive d’une civilisation ancienne, j’ai des souvenirs encore vifs de Raymond Oliver et de son émission, Art et magie de la cuisine, où l’ancien amour de Mitterrand, Catherine Langeais, jouait sereinement les Candide. Je me souviens de Maïté et de sa Cuisine des mousquetaires, où l’on apprenait comment débiter une anguille vivante en morceaux. Je me rappelle la pédagogie patiente et souriante de Joël Robuchon dans Cuisinez comme un grand chef ou Bon appétit, bien sûr, où c’était Guy Job qui faisait le dindon de la farce, si je puis dire. Des émissions sans compétition : un Maître (au sens compagnonnage du terme) assénait son génie. Pour des pédagos modernes, ce devait être l’horreur : transmission verticale des savoirs, aucune interactivité, aucun droit à la parole (quand on ne sait pas, on se tait), bref, je croyais me voir en cours…
Dans la même lignée,la série Cauchemar en cuisine, où des cuisiniers experts (Gordon Ramsay dans l’édition originale anglaise, Philippe Etchebest dans la version française) traitaient les postulants à l’expérience comme même moi, fasciste que je suis, je n’ai jamais osé traiter les pires de mes élèves. Pédagogie de Pères fouettards…

Mais ce n’est plus de ces divertissements à l’ancienne, comme la blanquette du même nom (celle dans laquelle on glisse quelques rondelles de cornichon, et que l’on assaisonne à la fin d’un trait de citron avant d’y délayer, hors feu, un jaune d’œuf pour la coloration) qu’il s’agit aujourd’hui. Nous sommes littéralement débordés par les émissions de cuisine — à tel point que Wikipedia en a fait un site à part. Et que Cyril Lignac, qui a fortement contribué à ces compétitions entre apprentis-cuisiniers, finit par déplorer cette invasion qui menace ses positions établies.
De quelle cuisine s’agit-il ? De ce que Barthes, dans Mythologies, appelle la « cuisine décorative » — à l’époque, c’était à propos des fiches-cuisine d’Elle, accusés d’exalter le nappé, qui occulte le produit. Désormais, la tambouille télévisuelle repose sur le kitsch, le girly — ainsi parle en particulier la nouvelle pâtisserie.  Tout pour l’œil, rien pour le palais. La cuisine de la société du spectacle. La caméra tourne autour de la réalisation — du « chef d’œuvre », pour filer la métaphore du compagnonnage —, un jury hautement qualifié goûte du bout des lèvres, et la messe est dite — avec petit couplet indispensable sur la difficulté de la notation, mais on note quand même. On devrait leur distribuer des pastilles vertes pour complaire à Najat. Mais ce n’est pas du tout l’esprit : dans ces émissions, on est sacqué, viré, moqué, mis en lambeaux. On pleure. On s’en va la queue basse. Comme on dit dansHighlander : « There can be only one ». Qu’on leur coupe la tête !

Le plus fort, c’est que c’est de la télévision bon marché, et qui rapporte gros. Des masses de candidats masochistes (Le Meilleur pâtissier, sur M6, revendique 5000 candidats à la candidature, dix fois plus que la meilleure de ces classes prépas que le gouvernement Hollande veut abolir), un jury légèrement sadique, des spectateurs voyeurs.
Emissions de temps de crise, au fond, avec gagnants politiquement corrects — un Beur une année, une femme (enceinte) une autre. On montre une réalisation invraisemblable (dans la pâtisserie, c’est encore plus marqué — le jury souvent ne sait par où entamer des gâteaux spectaculaires, que seule la caméra dévore et décortique) à des gens qui n’ont pas de quoi acheter la matière première (sans parler du matériel, fourni à discrétion, et dont tous les cuisiniers amateurs savent ce qu’il coûte), et qui n’y goûteront jamais qu’en rêve — ou en succédané. Faute de leur trouver un job et un salaire, on leur offre le spectacle d’humiliations consenties, et un repli sur la cellule familiale, si douillette en ces temps de disette et de hollandisme aigu. On leur vend de la cruauté bon enfant, du rêve calorique et de la gastronomie fictive — entrecoupée de séquences publicitaires qui leur fourguent des merdes bien réelles, à portée de leur bourse. La cuisine cathodique est là pour faire saliver. Pour contenter les chiens de Pavlov par l’écran alléchés, il y a toujours McDo.



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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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