Divagations philosophiques


Divagations philosophiques

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1. N’AIE SURTOUT PAS HONTE DE DIRE DES ABSURDITÉS!

J’ai demandé à mon ami André Comte-Sponville pourquoi il s’était progressivement éloigné de Spinoza.

Il m’a répondu : « D’une part, parce que je pouvais de moins en moins assumer son dogmatisme (l’idée de démonstration philosophique est pour moi une contradiction dans les termes : cela relativise la portée de l’Éthique), d’autre part parce qu’il me semblait sous-estimer la dimension de tragique – de finitude, d’échec, de souffrance – de la condition humaine. » Disons que Montaigne l’a emporté sur Spinoza d’un point de vue théorique, comme Pascal d’un point de vue pratique ou existentiel.

André Comte-Sponville rejoint sur ce point Cioran qui affirmait que la chose la plus difficile est de faire une expérience philosophique profonde et de la formuler sans avoir recours au jargon d’école, lequel représente une solution de facilité, un escamotage et presque une imposture.

Encore plus radical, Ludwig Wittgenstein était hanté par l’idée qu’il ne servait à rien, mais alors strictement à rien, d’être le plus subtil des penseurs si l’on n’était même pas un homme.[access capability= »lire_inedits »] Toute son existence, et Dieu sait si elle fut tumultueuse, il chercha à comprendre ce que cela signifiait : être un homme. Il l’a résumé en un mot : respect face à la folie. Respect de sa propre folie. Respect de la folie de l’autre. Il répétait volontiers cette phrase : « N’aie surtout pas honte de dire des absurdités ! Tu dois seulement être attentif à ta propre absurdité. »

Quant à Nietzsche, quand on lui demandait s’il était un philosophe, il répondait d’un air las « Mais que m’importe ! » – ou plus précisément en allemand : « Aber was liegt daran… ! » Avec Schopenhauer, il considérait que lire beaucoup représentait un poids pour l’esprit, lui enlevant toute souplesse. Il se félicitait d’avoir une vue fragile : elle l’obligeait à penser par lui-même.

2. DIS-MOI QUI JE SUIS…

« Il y a deux hommes en chacun de nous, et le vrai, c’est l’autre », écrit Samuel Brussell dans Dis-moi qui je suis, question qu’il posa à sa mère et qui, bien sûr, est insoluble : trop de personnages se bousculent en nous avant que nous nous résignions à adopter celui qui occupa le premier rôle dans la comédie sociale. En se gardant d’oublier que d’autres moi sont tapis dans le recoin de notre être.

Samuel Brussell s’est livré à ce jeu passionnant qui consiste à partir à leur recherche, c’est-à-dire à ressusciter celui qu’il aurait pu être s’il n’avait été Samuel Brussell, éditeur de Samuel Johnson entre autres, et écrivain, né à Haïfa en 1956, découvrant avec stupeur et émerveillement le Paris des années 1960. Le colonialisme est alors encore un sujet de débat : il le défend en arguant qu’il a quelque chose de louable par la culture qu’il porte en lui, culture qui est un ferment corrupteur des sociétés tribales. Cet esprit libre qui, de surcroît, est sensible dans son écriture à la beauté du doute, ne pouvait manquer de se lier à Jean Eustache et à Raymond Queneau qu’il portraiture délicatement.

Ce retour aux sources d’un moi qui s’effiloche a été écrit dans le plus parfait désordre – et c’est ainsi qu’il faut le lire. Rien n’est plus absurde ni lassant, en philosophie comme en littérature, que la cohérence. Quelle calamité d’être pris au piège d’une identité ou d’un système de pensée ! Dans la nuit noire du hasard, nous ne croisons que les fantômes de ceux que nous aurions voulu être. Et, comme un enfant dans l’obscurité qui chantonne pour conjurer son angoisse, nous supplions notre mère de répondre à la question « Dis-moi qui je suis » sans soupçonner que, si elle nous a mis au monde, c’est précisément parce qu’elle l’ignorait elle-même.

3. QUAND SERGE KOSTER DÉLIRE…

Il était déjà tard. Je m’en voulais de ne pas avoir pris de nouvelles de mon ami Serge. Il avait subi une opération délicate sur une partie de son corps que l’on préfère savoir épargnée. Je l’avais trouvé très affaibli lors de nos dernières rencontres au Flore, le vendredi après-midi, as usual. Je craignais pour sa vie. Ou, pire encore, de ne plus jamais le retrouver tel que je l’avais connu et aimé : goguenard, sarcastique, caustique. Et fidèle aux arcanes de la langue française qu’il maîtrisait mieux que quiconque. Je ne supporte pas de savoir mes proches diminués. La mort me semble encore préférable…

Bref, en composant son numéro, j’étais inquiet. Il décrocha rapidement. Non sans emphase et avec une voix d’outre-tombe, je me présentai :

— El Jaccardo veut avoir de vos nouvelles, cher ami.

Un long silence s’ensuivit. Et sur un ton que je ne lui connaissais pas, j’entendis :

— Tu es mon père ?

Croyant qu’il plaisantait, je répondis :

— Bien sûr !

Il dit alors ceci qui me plongea dans un abîme de perplexité :

— Tu viens pour m’assassiner ? Tu veux me tuer…

Je compris alors que quelque chose ne tournait pas rond. Il délirait. Il me prenait pour son père, mort il y a des décennies, mais toujours présent en lui, tant il est difficile de se débarrasser du cadavre de nos géniteurs qui gigotent encore dans notre inconscient.

Je tentai, en pure perte, de lui faire entendre que son ami Orlando était au bout du fil. Mais c’est son père qu’il réclamait. Et c’est son père qui devait lui porter le coup fatal. Je raccrochai finalement. Et me souvins que j’étais entré une nuit dans la chambre à coucher de ma mère malade en hurlant « Je suis la Mort ! » Décidément, nous entretenons de drôles de rapports avec nos géniteurs. Pour en savoir plus, prenez rendez-vous au 19 Berggasse, à Vienne, chez mon illustre prédécesseur : Sigmund Freud. Et n’oubliez pas ce que Montaigne a dit à Serge Koster : « Avec les morts nous gagnons à rester tout ouïe : ils ont beaucoup à nous dire. »

Mais sommes-nous certains de vouloir les entendre ?[/access]

*Image: wikicommons.

Décembre 2015 #30

Article extrait du Magazine Causeur



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