Partie d’Allemagne, la révolte des agriculteurs s’étend à d’autres pays européens, notamment la France. Cette révolte est le signe d’un désamour grandissant entre le monde paysan et Bruxelles.
Même si on ne peut pas parler de mouvement coordonné à l’échelle européenne, chaque contestation conservant ses spécificités nationales souvent en lien avec des mesures gouvernementales épisodiques, il est indéniable que la politique européenne de ces dernières années constitue un facteur majeur des griefs paysans. En cause notamment, le fameux « Pacte Vert », grand plan de politique environnementale dont des pans entiers visent directement le secteur agricole, comme la diminution des cultures intensives au profit du bio, la réduction de l’usage des pesticides et autres produits phytosanitaires ou encore la conditionnalité accrue de certaines aides de la PAC à certains standards jugés vertueux par l’UE, pour laquelle l’objectif de neutralité carbone à horizon 2050 doit passer par une vaste série de mesures restrictives. Or les agriculteurs européens, qu’ils soient allemands, français ou d’autres pays, sont déjà écrasés par une charge réglementaire considérable et une batterie de normes parfois ubuesques.
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Ce qui est frappant ces dernières semaines c’est d’ailleurs l’ampleur des manifestations plutôt que leur existence même : quiconque y prête attention aura constaté que les agriculteurs manifestent régulièrement ces dernières années contre les divers paquets législatifs de l’UE découlant du Pacte Vert. On citera à titre illustratif les rassemblements de tracteurs à Bruxelles en juillet dernier pour protester contre le projet de « loi sur la restauration de la nature », avec en porte-étendard les syndicats européens COPA et COGECA (« cousins » européens de la FNSEA), accompagnés de députés de droite. Et les exemples sont légion. L’UE semble bel et bien avoir catalysé le mécontentement des paysans.
La démonstration de force des agriculteurs outre-Rhin
C’est pourtant une mesure nationale qui a bel et bien mis le feu aux poudres en Allemagne peu avant Noël. Qui plus est, une mesure surprise jugée opportuniste par certains car permettant au gouvernement d’alléger son budget d’un coup de crayon tout en se parant des habits de la vertu climatique : en l’occurrence, la suppression des aides publiques (sous forme d’exonération fiscale) au diesel agricole. Il n’en fallait pas plus pour provoquer un grand élan de contestation au sein des agriculteurs allemands, qui se sont mobilisés lors de manifestations massives dans plusieurs grandes villes du pays. Berlin, Munich ou encore Hambourg ont vu défiler depuis le début du mois de janvier de longues files de tracteurs, avec le soutien d’autres professions telles que les routiers et les artisans. L’image emblématique des agriculteurs conduisant leurs engins à travers les centres-villes est devenue pour beaucoup un symbole de la résistance paysanne, suscitant des débats passionnés dans les médias sur les difficultés rencontrées par le secteur ; et ce particulièrement dans un pays peu habitué à des mouvements de cette ampleur. Et qui au passage furent un désaveu pour le ministre du budget Christian Lindner, qui avait agité le spectre de possibles débordements provoqués par l’extrême-droite, après avoir d’abord considéré que les manifestations étaient « disproportionnées ». Les incidents ont été pourtant rares, mais la colère très palpable.
Pourtant la mesure gouvernementale, d’ailleurs partiellement annulée depuis (ou en tous cas rééchelonnée jusqu’à 2026) dans un rétropédalage de panique afin de calmer la révolte, n’est bien sûr pas la seule raison derrière ce ras-le-bol.
La pression européenne en faveur de pratiques agricoles plus « respectueuses de l’environnement » a d’abord fait peser sur les agriculteurs des coûts supplémentaires. Et ce pour une raison simple : tenter tant bien que mal de respecter une réglementation de plus en plus stricte nécessite des investissements dans des technologies et des infrastructures coûteuses, ce qui met à rude épreuve les ressources financières de nombreux petits et moyens agriculteurs. S’ajoute à cela la mauvaise dynamique des marchés mondiaux, auxquels le secteur agricole allemand est étroitement lié : en effet, les tensions géopolitiques à répétition et les fluctuations des cours, y compris et surtout en matière d’énergie, continuent d’avoir un impact significatif sur les revenus et la stabilité des agriculteurs allemands. Les manifestations reflètent dès lors une préoccupation plus large concernant la vulnérabilité du secteur agricole, qui était quasiment un non-sujet il y a quelques dizaines d’années à peine.
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A ces difficultés majeures s’ajoute une frustration grandissante des agriculteurs et un certain sentiment d’injustice face aux produits d’importation souvent produits dans des conditions déplorables bien loin des exigences européennes. « Au lieu d’encourager les importations européennes de produits alimentaires avec des accords [de libre-échange] déséquilibrés, l’UE devrait plutôt s’atteler à protéger le climat et l’environnement avec davantage de bon sens », pestait l’eurodéputée autrichienne Simone Schmiedtbauer, elle-même agricultrice, au Bauern Zeitung en juin 2023.
30% du budget de l’UE
D’un point de vue strictement budgétaire, la PAC reste très largement le premier poste de subventions pour l’UE (la France en est la première bénéficiaire avec 18% du montant total alloué). Mais les ravages de l’inflation et la course à l’échalote législative en matière environnementale ont relégué les agriculteurs européens au rang des oubliés, ce qui a contribué à un véritable sentiment de déclassement et d’incompréhension. Un agriculteur de 36 ans déplorait d’ailleurs auprès du journal Die Welt la semaine dernière le grand « besoin de plus d’expertise du côté des politiques » ; avant de résumer de façon laconique : « nous sommes noyés sous les injonctions et la bureaucratie »[1]. Des témoignages pourtant lus et entendus des dizaines de fois ces dernières années dans la presse générale et spécialisée, mais qui n’ont retenu l’attention, jusqu’à récemment, que d’une partie de l’échiquier politique.
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A l’approche des élections, Bruxelles met un coup de frein
Il semblerait que malgré la sacro-sainte transition écologique, l’UE ne reste pas insensible devant le risque d’embrasement de la contestation en une nouvelle forme de « Gilets jaunes ». Les sondages donnant les partis populistes en tête dans de nombreux États-membres, la Commission semble se raviser sur certaines mesures, du moins pour l’instant. Les agriculteurs ont bien l’intention de jouer les trouble-fête pour ce scrutin, avec un pouvoir de nuisance électorale qui, sans être massif, est loin d’être insignifiant. D’autant que les paysans jouissent dans la plupart des pays plutôt d’une bonne image, comme l’ont montré les signes de sympathie adressés par les populations proches des zones de blocage en Allemagne, en France ou encore en Roumanie. Ce qu’ont bien compris les candidats aux élections de juin, beaucoup plus volubiles sur le sujet depuis quelques semaines.
[1] https://www.welt.de/politik/deutschland/article249544604/Proteste-von-Landwirten-Wir-gehen-unter-in-Auflagen-und-Buerokratie.html
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