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La théorie du complot a supprimé les complots

Le grand écrivain Thierry Marignac décrypte le chantage au complotisme


La théorie du complot a supprimé les complots
Thierry Marignac. Photo : Hannah Assouline.

Traducteur de l’anglais et du russe, le grand écrivain Thierry Marignac jette un regard moqueur, cosmopolite et sensible sur la traque du complotisme. Qui décryptera les fameux « décrypteurs »?


Chères lectrices, chers lecteurs,

Tout d’abord, permettez-moi de me réjouir de vous voir réunis dans cette salle pour assister à notre second séminaire, où nous nous efforcerons d’étudier de manière structurale, c’est à dire rigoureusement scientifique comme chacun sait depuis le début de la Guerre froide, des phénomènes récents d’une actualité brûlante (ou l’inverse) au moins pour nous — à l’instigation des services de renseignement numérique. Qu’ils en soient remerciés.

Du blablateur (à peine) monolingue

En effet, sur le thème du complotisme, nous favoriserons l’approche linguistique. Le terme complotisme, barbarisme dentelé de rouge sur tous les ordinateurs du Monde libre (c’est-à-dire non déréglés ni subvertis par qui vous savez) vient, comme d’habitude, de l’assez navrante novlangue des médias américains, et repris à l’emporte-pièce par tout journaliste ou blablateur du commentaire dans tous les domaines, dont le souci d’originalité n’a d’égal que l’indigence du vocabulaire dans sa propre langue. J’ai nommé théorie du complot, traduction littérale de conspiracy theory, que tous ceux qui sortent un peu de chez eux entendent outre-Atlantique depuis quelques décennies. Jusqu’aux années 2000, de ce côté-ci de la mare, il y avait peut-être des complots, mais pas plus de complotisme que de porte-jarretelles à dentelle rouge chez les Carmélites (Encyclique numéro 22, Vatican, 1910). De semblables barbarismes, tous venus de la même origine, foisonnent à présent dans la langue de Baudelaire : contre-productif, fenêtre d’opportunité, implémenter (!), soyons charitables.

La conspiration des complotistes

Le grand effet, miracle de la linguistique, de la théorie du complot, abrégée donc en complotisme, c’est que cette expression a supprimé les complots : depuis qu’elle existe, grâce à cette trouvaille, nous sommes blancs comme neige. Des institutions consacrées depuis des siècles à la conspiration, à la manipulation, au jeu d’influence, à la corruption, héritières d’une culture du complot, l’ont abjurée avant-hier avant de livrer leurs manuels à un autodafé salvateur. En bref, l’invasion de la Pologne par l’Allemagne en 1939 à la suite d’une provocation de la division Brandebourg, l’incident fabriqué par Lyndon Johnson du golfe du Tonkin déclenchant la guerre du Vietnam, l’affaire Ben Barka, le pseudo-massacre de Timsoara, ou les armes de destruction massive de Saddam – c’est fini, ça n’existe plus, ce serait impossible aujourd’hui où nous sommes transparents.

La dernière fois que votre serviteur a entendu le mot transparence martelé avec tant d’insistance, c’était dans une réunion d’un pays d’Europe Orientale en guerre, où des citoyens en colère exigeaient des explications des dirigeants de leur complexe militaro-industriel qu’ils soupçonnaient (sans doute par complotisme), après une défaite cuisante, de les avoir trahis, ou plus exactement vendus, comme c’est l’usage dans ces contrées où notre civilisation, faute d’avoir conspiré à temps, reste lointaine. Les dirigeants à la tribune avaient en effet très envie d’être transparents devant leurs compatriotes en effervescence — qu’on ne puisse plus les voir, qu’ils se confondent avec le mur du fond.

On voit ici le poids des mots : complotisme, et la démocratie des Lumières renaît !… Les éminences grises vont planter leurs choux, les manipulateurs, terrifiés, vendre des Marlboro sénégalaises à Barbès-Rochechouart. Toutes les conséquences aux suites parfois violentes comme on a pu le constater ces jours-ci de certaines décisions inconsidérées ne sont en aucun cas le fait des agents de Bilderberg et de l’État Profond américain, encore moins de la BCE, voire de leur ordre du jour marqué par la bestialité économique (comme le prétendent sans vergogne les complotistes, payés par qui vous savez) mais un effet malheureux de la transparence !…

Il est temps de prendre conscience, le complotisme est une conspiration mondiale aux ramifications multiples, une Internationale noire, et payée par qui vous savez.

Décrypter les décrypteurs

Nous vivons dans un monde de plus en plus polarisé. Face aux dangereux complotistes, terme dentelé de rouge sur les ordinateurs du Monde libre comme pour souligner leur infamie, on trouve leurs ennemis jurés : les décrypteurs. Ces deux communautés sont à couteaux tirés. Les complotistes avancent que les décrypteurs sont payés par Bilderberg et l’État Profond américain, tandis que ces derniers enquêtent sur l’Internationale Noire parrainant les premiers, payée par qui vous savez. La tension est à son comble. On craint le pire.

Pour revenir à la toute-puissante linguistique, le terme décryptage n’a vu le jour que très récemment lui aussi, depuis que les journaux prennent leurs lecteurs pour des crétins. Ce qu’ils sont peut-être, nous ne possédons pas encore de statistiques fiables. Autrefois, on estimait que le lecteur savait lire. Aujourd’hui on n’en est plus si sûr, il faut lui expliquer ce qu’il a lu. Dans un souci de transparence !… Vous me suivez toujours ?… Ou bien il faut que je décrypte ?…

De leur côté, les complotistes, tout à fait hors de propos, estiment que les décrypteurs n’ont jamais sauté un repas de leur vie, payés par Bilderberg et l’État profond américain. Mais soyons lucides : ils sont eux-mêmes payés par qui vous savez. Et la 5e colonne, dont nous parlions récemment dans ces pages, chères lectrices, chers lecteurs, ne dort jamais !

Examinons donc, si vous le voulez bien, deux récents décryptages, dans de grands journaux parisiens au-dessus de tout soupçon – que Bilderberg et l’État Profond américain n’ont même pas leur numéro de téléphone.

Le premier, paru dans un grand quotidien du soir parisien, par un décrypteur d’élite évoquait le Pacte de l’ONU sur les migrations qui a été signé au Maroc. Il dévoilait un conspirationnisme international, prêtant à cette anodine réunion entre apparatchiks des buts dantesques : autoriser un déferlement sans précédent de populations diverses dans une Europe épuisée. Que nenni, disait le décrypteur, qui, comme ses collègues, avait sans doute fait Sciences Po. Il attribuait l’origine de ces bruits malveillants (très certainement payés par qui vous savez) à un quelconque think-tank néo-con amerlock en Géorgie ou au Texas (avec lequel qui vous savez est tout de même peu suspect de complicité, mais nous n’en sommes plus à une incohérence près). Qui aurait contaminé l’Europe, passant par ces rendez-vous de l’Internationale noire que sont l’Autriche, la Hongrie, la Bulgarie, que-sais-je. Infectant nos belles démocraties occidentales, où, ajoutait-il, on n’avait pas lu ce papelard de l’ONU (et les complotistes, dans leur perversion native, de répondre que lui, il est payé pour ça !…). Non, en réalité, le papelard de Marrakech n’est pas contraignant !… C’est juste une déclaration de principes !… Ça ne force personne à rien !… On se voit, on se tape le couscous, et sur le ventre, on bavasse, on fait des discours, on s’éclate au Marriott local et on se revoit à la prochaine !…

Des gilets jaunes suspects

On comprend ici l’utilité du décrypteur, tant décrié par le complotiste qui s’impatiente, vu que les subsides de qui vous savez ont du retard : L’information ! La réunion de Marrakech ne sert à rien ! Seule une conspiration paranoïaque de contribuables internationaux qui aimeraient bien savoir où passe leur oseille peut en douter ! Les radins !
Le second,  dans un grand quotidien parisien du matin, va plus loin dans une certaine spécialité du décrypteur à savoir l’enfonçage de portes ouvertes, s’interroge sur l’origine sociale de divers participants aux désordres parisiens du 1er décembre, chères lectrices, chers lecteurs, vous avez peut-être entendu parler de ces événements. En gros, un déshérité des banlieues, un prolo de la périphérie, un travailleur urbain de Paris que l’actuel gouvernement fait gerber. Il en conclut à une sorte de convergence des aspirations et des frustrations couvrant un grand éventail social. Heureusement qu’il était là pour nous avertir. N’ayant fait ni Sciences Po, ni le moindre DESS de journalisme, c’eût pu nous échapper. Nous en sommes désormais convaincus, le décryptage est une fonction essentielle de la démocratie cybernétique, sans laquelle les crétins qui lisent encore leurs journaux seraient dans le brouillard.

Mesquins, les complotistes vont encore aller demander la fiche de paie des décrypteurs, et leur feuille d’impôts, allégée des émoluments de Bilderberg et de l’État profond américain qui paient au noir – les complotistes ne cherchent qu’à prendre la place des décrypteurs parce que qui vous savez n’a pas encore raqué malgré la hausse du prix du pétrole et du gaz. La situation inquiète les observateurs. On redoute des Saint Barthélémy de part et d’autre.

Nous appelons au calme, à la réflexion linguistique, et au financement de nos études structurales par Bilderberg, l’État Profond américain et qui vous savez. Le premier qui passe un coup de fil sera le premier servi. Notre IBAN est à leur disposition sur simple demande.

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est l’auteur d’une douzaine de livres dont huit romans. Il a également une carrière prolifique de traducteur de l’anglais et du russe où il a traduit des dizaines d’ouvrages. Derniers romans parus : Morphine monojet (Editions du Rocher) et L’icône (Les Arènes)

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