France 3 diffuse ce soir un documentaire sur les acteurs et les bénéficiaires du complotisme.
Ils sont assis à la tribune d’une réunion publique, à Brétigny-sur-Orge, en banlieue parisienne. Nous sommes le 17 janvier 2015, quelques jours seulement après les massacres de Charlie, de Montrouge et de l’Hyper Casher. Tariq Ramadan est au micro, disant à la salle combien il est content d’avoir entendu Edwy Plenel, dont il a cru comprendre qu’il réclamait, comme lui, « une commission d’enquête indépendante qui [me] rassure »… Edwy Plenel, qui, quelques minutes plus tôt avait émis l’idée que « les terroristes sont des agents provocateurs », ne réagit pas. «A qui profite le crime ?» demande donc, implicitement, Tariq Ramadan, sans que Plenel ne dise mot.
Cette question, « à qui profite le crime ? », est omniprésente dans le documentaire de Georges Benayoun, co-écrit avec Rudy Reichstadt, Complotisme – les alibis de la terreur diffusé sur France 3 ce soir à 23 h 15.
Le complotisme, une volonté d’en découdre
Rien n’arrive jamais par hasard, tout se tient, ou encore tout ce qui est officiellement tenu pour vrai doit faire l’objet d’un impitoyable examen critique, rien n’est tel qu’il paraît être disent les complotistes… « Je n’ai pas parlé de complot mais j’ai des questions en suspens », nous dit Tariq Ramadan à l’écran… Tous ces poncifs de ce que l’on nomme, dans les milieux initiés, « la pensée conspi », reviennent comme des leitmotivs. L’inquiétant documentaire de Benayoun et Reichstadt nous donne à les voir, à les entendre, parfois jusqu’à l’absurde. Sur le mur Facebook d’Amel Sakaou, une des femmes arrêtée avant d’avoir pu faire exploser une voiture piégée près de la cathédrale parisienne de Notre-Dame, diffuse par exemple une vidéo d’un soutien-gorge jeté sur son lit pendant que la voix qui l’accompagne affirme que les ajouts en silicone permettant de présenter une poitrine rebondie sont « une matière que mettent les sionistes, les juifs, pour les filles musulmanes, pour qu’elles tombent malades et qu’elles aient un cancer… ».
Le visionnage de ce film bien construit donne la chair de poule tant on comprend que le complotisme est d’abord le résultat de la haine et d’une volonté affirmée d’en découdre, sous prétexte de dévoiler des intentions ou des volontés prétendument cachées de tel ou tel groupe. Ces groupes que la « complosphère », nous explique le documentaire, voit nécessairement comme malveillants et dangereux. La voix d’André Dussolier nous guide parmi les différents acteurs de cette nébuleuse en nous montrant parfaitement combien ce type de schéma explicatif des évènements relève d’une pensée paranoïaque, d’assiégés et non pas uniquement d’une pensée de décervelés qui ne comprendraient rien à rien et chercheraient des clefs d’explication rassurantes de la marche du monde.
« Faites très attention… »
Quand Tariq Ramadan, évoquant le Darfour, interpelle une salle sur l’engagement de l’acteur Georges Clooney en faveur des populations locales, il sous-entend que ses prises de positions sont tout sauf fortuites : « faites très attention… », dit-il… La rhétorique est habile, réfléchie, les mots et les attitudes sont pesés. « Vous êtes intelligents vous, vous comprenez bien ce que cela signifie », veut ainsi dire Ramadan à son auditoire… La pensée complotiste flatte les crédules et les esprits faibles, leur laissant croire qu’ils sont des initiés à qui on fait confiance, qu’ils font partie de ceux qui savent, d’une élite… Les porteurs de ces discours ne sont pas des imbéciles : ils savent parfaitement ce qu’ils font et pourquoi ils le font. Ils savent flatter les ressentiments, installant les gens dans une posture rassurante de victime d’un système occulte qui leur voudrait du mal et expliquerait leurs échecs, leurs vies et les passages à l’acte.
La question de l’islamophobie s’inscrit pleinement dans cette lecture. Elle peut ainsi servir à justifier les assassinats et attentats comme étant autant de gestes défensifs. Quand, dans une tirade glaçante, Houria Bouteldja, porte-parole du Parti des Indigènes de la République (PIR), lance à une salle « Mohamed Merah c’est moi… (…) comme moi il a subi l’incroyable campagne politico-médiatique islamophobe », elle ne fait pas autre chose qu’excuser ses crimes par l’exclusion sociale et raciste qu’aurait vécue Merah.
Et tant pis si ce que nous dévoile le journaliste et écrivain Marc Weitzmann, dans son formidable article sur Abdelkader Merah[tooltips content= »A lire absolument dans le numéro de janvier 2018 du Nouveau magazine littéraire dirigé par Raphaël Glucksmann. »]1[/tooltips], dit totalement autre chose, tant pis si la psychologue clinicienne Amélie Boukhobza, en charge de jeunes radicalisés, corrobore, dans le film, ce que dit Weitzmann sur le rôle de la famille… Le schéma est trop beau et si simple : exclusion-réaction.
Rien à voir avec les Illuminati
L’antisémitisme, incontournable, est au cœur de la pensée complotiste, il en est un élément central qui revient régulièrement et parfois, chez certains, de manière obsessionnelle. Hani Ramadan, le frère de Tariq, nous en fait ainsi une belle démonstration : « les gens pensent être libres, mais il y a quelqu’un derrière qui dit gauche-droite, gauche-droite. Ça c’est quelque chose qui dépasse les frontières de tel ou tel pays aujourd’hui. Donc il y a des gens qui sont puissants qui représentent les lobbys financiers (…) ils peuvent orienter dans une forme de pensée unique les nations (…). Cette pensée unique elle va dans le sens d’élever très haut le projet sioniste et de condamner sans distinction tout ce qui relève d’un islam qui est engagé ». Les Juifs…
Il faut se garder de tout mettre sur le même plan et de considérer que toute idée complotiste présente le même degré de danger. Il n’y a rien de comparable à penser que Tom Cruise serait membre des Illuminati, comme peuvent le dire certains de mes élèves, et à croire que « les Juifs et les croisés » voudraient, par tous les moyens, détruire l’islam. Le choix du film, assumé par Benayoun et Reichstadt, est de s’intéresser aux théories complotistes et à ses thuriféraires quand elles sont un système de lecture politique des évènements et, au-delà, de l’histoire. La réalité de ce qu’ils nous montrent, c’est un complotisme qui représente un danger réel pour notre démocratie dont il sape les bases en décrédibilisant son fonctionnement mais aussi son existence même. « Tout complotiste met en jeu la question de la souveraineté, du pouvoir », explique ainsi le philosophe Jacob Rogozinski.
« Le complotisme est devenu un permis de tuer ou un passeport pour un massacre »
C’est, au final, le fil rouge du documentaire, qui fait le choix de ne diriger la lumière que sur les théories qui s’inscrivent dans une idéologie qui fait système. C’est le prétendu complot des Juifs et des Américains, sur lequel insiste notamment le film, dans sa version islamiste dont la dimension obsidionale n’échappe à personne : le complot contre l’islam. Se poser comme victimes est un trait essentiel des complotistes : tout comme les nazis étaient convaincus que la guerre était fomentée par les Juifs, les islamistes radicaux pensent que les « judeo-croisés » ne visent qu’à les détruire. Ces idées sont aujourd’hui répandues dans une partie des opinions publiques des pays arabes. Le journal libanais L’Orient-Le Jour s’interroge ainsi sur « l’obsession arabe pour les théories du complot ». Rien de plus légitime, quand on se vit comme victime, que de se défendre contre celui qui est vu comme le véritable agresseur. Revenant sur la signification ultime de cette vision du monde, le philosophe et historien des idées Pierre-André Taguieff explique que « le complotisme est devenu un permis de tuer ou un passeport pour un massacre ». La France a pu, ces dernières années, le vivre dans sa chair.
Les complotistes sont les ennemis de la démocratie, il nous faut le comprendre et on ne peut que s’étonner des tribunes qui sont offertes à ces pseudo-experts et vrais idéologues, parfois invités dans des émissions de télévision très regardées, comme si leur opinion en valait une autre. C’est à la fois surprenant mais aussi lamentable, tant ces animateurs reconnus font passer leur intérêt particulier (l’audimat) bien avant l’intérêt général sous prétexte de liberté d’expression. Les tribunes ainsi offertes à ces porteurs de haine, mais aussi les réseaux sociaux ou la Toile en général, sont autant de caisses de résonance des théories du complot dont la viralité n’est plus à démontrer.
Le complotisme, une volonté de simplifier le monde ?
Sombrer dans la théorie du complot peut être un premier pas vers la radicalisation politique et/ou religieuse. Être radicalisé c’est être nécessairement complotiste. Un récent sondage de l’IFOP pour la Fondation Jean Jaurès et le site Conspiracy Watch a révélé qu’une partie importante des générations entre 18 et 34 ans sont aujourd’hui sensibles aux théories du complot, mais aussi que la pénétration de ces idées est conséquente. Le plus inquiétant finalement, c’est que ces théories, nous dit le psychiatre Serge Hefez, sont autant d’outils qui permettent à des jeunes gens, angoissés par le réel, de « décrypter la complexité du monde » en proposant « des théories très simplificatrices qui ont le mérite d’entrer dans les systèmes de croyance habituels des jeunes : le bien le mal, le bon le mauvais, le juste l’injuste ». La tâche, celle de faire comprendre cette complexité du monde, celle du combat pour la science et la raison contre la pensée magique, est aujourd’hui immense et l’école est en première ligne, comme l’ont montré les répercussions des attentats de janvier 2015. Le monde politique, mais plus encore celui des médias, semble avoir découvert alors l’étendue des dégâts, quand des lanceurs d’alerte avaient essayé, depuis le début des années 2000, de tirer le signal d’alarme.
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