À défaut de combattre par les armes, le camp du Bien a d’ores et déjà remporté la bataille de l’émotion. Interdite de médias sociaux, la Russie ne peut diffuser sa propagande. Résultat, les Gafam font de chacun de nous un acteur et une victime du conflit.
Ouvrez un journal ou un téléviseur, écoutez les politiques ou les experts, allez sur les médias sociaux, parlez autour de vous… Quelle est la probabilité que vous soyez confrontés sinon à une opinion pro-Poutine, du moins à des réserves sur la cause ukrainienne ? Sauf à être sur des réseaux alternatifs, membre de communautés antisystème acharnées, les chances (ou les risques) sont presque nuls. Et si une télévision présente un extrait de discours de Poutine ou de ses généraux, ce sera accompagné de commentaires (souvent justifiés) sur leur air figé soviétomorphe ou sur l’absurdité de présenter l’invasion de l’Ukraine comme une opération antinazie.
Rarement a-t-on rencontré une telle unanimité. Dans la désignation des responsabilités de la guerre, et dans l’émotion provoquée par les morts ou réfugiés. Dans la criminalisation morale des agresseurs, et dans l’affirmation que ce sont « nos » valeurs qui sont en jeu. En France et en Occident au moins, car en Inde, en Afrique, dans le monde arabe… (sans même parler de la Chine) ni les médias ni les réseaux ne partagent cet enthousiasme.
Dix règles de la propagande de guerre
Y a-t-il eu des exemples de pareille communion des esprits ? Sans doute au moment de la guerre de 1914-1918. Quelques années après le conflit, un aristocrate anglais (mais travailliste) lord Ponsonby décrivait les dix règles de la propagande de guerre qui venaient de fonctionner pour les démocraties. Elles consistent à dire et à répéter :
1) que l’ennemi veut la guerre, nous pas ; 2 qu’il en est responsable, nous pas ; 3) que c’est un crime moral et pas seulement politique ; 4) que notre guerre est menée au nom des valeurs universelles, la sienne pour ses intérêts cupides ; 5) qu’il commet des atrocités ; 6) qu’il utilise des armes illicites ; 7) que ses pertes sont énormes ; 8) que notre cause est sacrée ; 9) que les autorités morales et culturelles l’approuvent ; 10) que quiconque doute des neuf points précédents est victime de la propagande adverse (tandis que nous ne pratiquons que la très véridique contre-propagande).
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Les Occidentaux: meilleurs propagandistes que les Russes ?
Il y a certes une énorme différence : aucun membre de nos familles n’étant dans les tranchées, nous vivons par procuration la souffrance des Ukrainiens. Pour le reste, il semble que la rhétorique de guerre n’a pas tant changé en un siècle. Les lois de Ponsonby fonctionnent, pourvu qu’il y ait un adversaire assez repoussant et un accord assez fort sur nos croyances morales et idéologiques. C’est devenu un lieu commun de dire que toute guerre par le fer et par le feu est accompagnée par une guerre de l’information, de l’image et de l’émotion. Or il semble bien que notre camp gagne les trois dernières. Le consensus ne fonctionne que si le discours du dissensus est impuissant. Ce qui était tout sauf évident il y a quelques mois.
En effet, depuis au moins 2016, on prêtait un singulier impact à la guerre de l’information du Kremlin. Elle aurait notamment été responsable de l’élection de Trump, du Brexit, du référendum de Catalogne et des succès des populismes. Il s’est écrit énormément d’études sur les capacités de services de Moscou en matière de cyberstratégie et d’influence. Elles leur attribuaient (à eux ou à des groupes dits « proxys » leur servant de mercenaires) de fabuleuses capacités de sabotage par écrans interposés, voire le plan de paralyser un pays entier dans une cyberguerre. On les créditait aussi d’une influence redoutable sur l’opinion occidentale. À travers des réseaux humains, ses agents d’influence et des partis populistes complices, ils pouvaient favoriser les tendances idéologiques les plus perverses. Sans oublier leurs médias internationaux comme Russia Today (interdits depuis dans l’UE). Plus les dispositifs numériques avec leur terrifiant pouvoir de perturbation : fake news, milliers de trolls ou de faux comptes… Des chercheurs américains expliquaient même que Poutine soutenait, via ces faux comptes sur internet, indifféremment des extrémistes de tous bords (suprémacistes et Black Lives Matter par exemple), dans le but d’exacerber les contradictions des démocraties et de saper la confiance. Et déjà, dans la perspective de l’élection présidentielle de 2022, donc d’une inévitable intrusion de Moscou pour fausser les résultats, notre pays créait des institutions comme Viginum, chargé de nous protéger des ingérences via les réseaux sociaux, et de détecter le trajet suspect de l’infox venue de l’Est.
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Pour dire le moins, rien ne démontre le moindre succès poutinien pour nous persuader que c’est l’impérialisme otanien qui est la cause de tout et que l’opération militaire (ne dites pas la guerre) se déroule comme prévu. Mieux, les autorités russes, menacées sur leur propre territoire informationnel, adoptent des lois hyper-répressives quant à l’emploi de certains mots, assimilés à la puissante propagande de l’Ouest. Elles finissent par y interdire Facebook et Instagram pour extrémisme : or les plateformes signalaient comme mensongers des contenus officiels russes et censuraient les médias russes chez eux. Moscou crée même ses propres sites pour dénoncer les fausses informations occidentales en ligne (waronfakes.com), mais c’est sans effet sur la masse immense des images d’atrocités qui circulent. Certaines sont véridiques, certaines truquées : il en est de favorables aux deux camps, mais vite repérées par les dispositifs internationaux de « fact-checking ». Quand les pro-Russes font circuler quelques vidéos de nazis du bataillon Azov ou de pro-Russes attachés et fouettés, tout cela est noyé par le flot des images qui s’accumulent heure par heure et qui nourrissent notre compassion. La surabondance des images et des messages n’est pas le facteur le moins déterminant pour gagner les cœurs et les esprits.
Les GAFAM, l’adversaire le plus redoutable de Poutine ?
Parmi les facteurs qui expliquent cette asymétrie, certains relèvent de la technologie numérique.
Le premier est l’intervention des Gafam. Après avoir interdit le compte de Trump, les grands du Net se sont engagés – moitié par conviction sincère, moitié pour ne pas apparaître comme les fourriers du mensonge et de la violence – contre le trio infernal : fausses nouvelles ou désinformation, discours de haine, complotisme… En particulier, Facebook qui censure la propagande poutinienne, retire les comptes pro-Kremlin, décide quelles images et nouvelles participent de la désinformation, mais assume une certaine indulgence – très en retrait par rapport aux principes sur les discours de haine – pour les appels à la violence envers les soldats russes…
Quoi que l’on pense moralement de cette attitude, elle confirme que les grands du Net possèdent un pouvoir jusque-là inconnu : décider ce qui atteindra nos écrans donc nos cerveaux, conférer au message le statut de véritable ou de pensable. Quand les médias classiques sont unanimement rangés dans le camp du bien et quand les moteurs de recherche retirent ou déclassent la présumée désinformation de Moscou (il y a un néologisme pour cela : « déplateformer »), cette dernière devient inefficace parce qu’inaccessible. L’engagement des Gafam traduit un droit de fait : contrôler l’attention. Et ce via la circulation, la sélection et la réception des messages, en s’appuyant sur leurs conditions générales d’utilisation qui sont la loi des internautes, plus leurs algorithmes, leurs modérateurs, leur intelligence artificielle, etc. Ce pouvoir l’emporte sur le vieux pouvoir politique d’interdire et de faire croire. Ou sur les vieux médias. Du coup, les médias d’influence internationale soutenus par l’État, comme Russia Today, fuient le bannissement sur des plateformes alternatives, comme de vulgaires activistes ou contestataires, où ils rencontrent de vrais antisystèmes, plus ou moins antivax ou complotistes.
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Tous Ukrainiens par identification
L’autre grande innovation est que – sur les plateaux de télévision ou sur les réseaux – nous vivons la guerre « vue du sol » par le témoignage des bombardés, non du point de vue des bombardiers comme pendant la guerre du Golfe (effet CNN). Les internautes ukrainiens, souvent francophones et sympathiques, coincés dans leur cave mais connectés au web, ont maintenant le quasi-monopole de l’expression. L’image de la souffrance interpelle et force à adopter le point de vue dont nous ne pouvons douter, celui de la victime (ce qui ne fut pas le cas des Houthis ou des Arméniens du Karabagh). Le principe du réseau – tous émetteurs, tous témoins, chacun pouvant s’informer auprès de gens qui lui ressemblent et non verticalement dans la sélection qu’imposent les médias de masse – fonctionne à plein. Il est intrinsèquement favorable à la victimocratie qui parle le langage universel de la souffrance. L’indignation – le fait de souffrir de l’injustice faite à un autre – est sans doute le sentiment le plus contagieux par de telles voies. Surtout quand il est facile de s’identifier à un camp et de rejeter l’autre, et que compassion et médiatisation coïncident.
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Noyer d’images, c’est bien, avoir une icône planétaire, c’est mieux. Le facteur Zelensky joue aussi à plein. Pour la scénarisation – ambiances nocturnes dramatiques, T-shirt de combattant, barbe de héros ; pour le format – des vidéos courtes destinées à devenir virales ; par le choix des registres : peuple martyr et citoyens combattants, valeurs de l’Occident et risque de génocide, refus de la barbarie et force de la démocratie ; par sa capacité de s’adresser (magie des télétransmissions) aujourd’hui aux assemblées de tous les pays ou à des manifestants solidaires, demain à vous, les yeux dans les yeux, sur l’écran de votre portable. Implicatif (nous sommes comme vous, vous êtes concernés) et performatif (il incarne un peuple auquel s’identifier, même si notre héroïsme doit se manifester depuis notre salon)… Rhétorique parfaite et logistique impeccable, message percutant et relation humaine font du président ukrainien l’homme le plus influent de la planète au moment où nous écrivons.
Quand l’idéologie et la technologie se combinent, quand le choix des médias et celui du politique s’accordent, quand les forces spirituelles et les conditions matérielles sont favorables, et surtout quand l’ennemi semble plus repoussant que l’URSS de la guerre froide, tout rassemble. Mais il est vrai que c’est à distance, par écrans interposés et dans une phase où l’opinion occidentale est encore loin d’éprouver les conséquences de la guerre sur ses intérêts et sa vie.