Sa compagne de cœur prétendument prise par le travail lui faisant défection au dernier instant, une archéologue se résout à partir en solitaire depuis Helsinki, sac à dos, pour un long périple ferroviaire en direction de Mourmansk, le grand port russe de la mer de Barents, dans le dessein de voir de ses propres yeux les mythiques pétroglyphes d’âge préhistorique que recèlent ces inaccessibles rivages de pierre…
Troisième long métrage du cinéaste finlandais Juho Kuosmanen, “Compartiment n°6” transpose au tournant des années 90, sans précision absolue, l’action qui, dans le livre éponyme de la romancière Rosa Liksom, était située dix ans auparavant, quand la Russie s’appelait encore URSS. Cela a son importance. Car outre que dans le film, le héros n’est plus figuré par un homme d’âge mûr comme c’est le cas dans le bouquin, mais par un beau gars proche de la trentaine aux airs de bagnard sibérien, ce « train movie » septentrional nous renvoie subtilement à cette période indécise où perdure l’atmosphère poisseuse si adhérente au bloc soviétique : cheminote plantureuse et revêche régentant le territoire mobile de son wagon-lit, alcoolisme omniprésent, breuvages frelatés et pénuries alimentaires, etc. Allusivement, ce déplacement temporel nous remet en mémoire l’ancien rapport satellitaire de la Finlande avec son « grand frère » communiste, dont il réchappe tout juste alors. Bref, le nimbe du contexte géopolitique et social, dans sa dimension historique, contribue de façon excellente au rendu réaliste de ce petit joyau du Septième art finlandais.
Mais surtout, le presque huis-clos où se noue, le temps d’un sleeping, entre ces deux êtres a priori inconciliables, une forme d’idylle improbable et chaste, est portée ici par une mise en scène d’une extrême délicatesse, où se révèlent deux comédiens hors pair : la Finlandaise Seidi Haarla (surtout connue au théâtre) ; mais surtout, sous les traits taillés à la serpe et le regard d’enfant de Yuriy Borisov, une manière de nouveau Brad Pitt slave ! Il crève littéralement l’écran, dans son rôle de blond fantassin rasé au sabot de prolétaire à la prunelle bleu azur et au faciès couturé, faux voyou éperdument en quête d’amour qui s’attendrit peu à peu pour la dame de ses pensées jusqu’à s’en faire in fine, dans ces confins industriels pris de glace, le secourable cicérone.
D’ailleurs ce n’est pas dans moins de cinq films que Yuriy Borisov, 28 ans, est à l’affiche en 2021. L’an prochain, on le verra encore dans “To the Lake”, de Dimitri Tyurin, et dans “Petrov’s flu”, de Kirill Sebrenikov. Voilà ce qui s’appelle une carrière qui explose. En attendant, il faut courir voir “Compartiment n°6”, grand film romantique sans afféterie romanesque, sans nappage musical mais à la partition très sûre (il n’est pas indifférent que Juho Kuosmanen ait également signé des scénographies lyriques), sans fadeur mais non sans ironie : à un moment, un routard guitariste sans billet s’incruste entre deux étapes dans le compartiment où s’ébauche, semé d’à-coups, le lien entre l’archéologue et le cerbère photogénique ; mais sous ses dehors baba cool, le mec n’est qu’un sale petit voleur – et il est Finlandais…. En Juho Kuosmanenen, à n’en pas douter, le cinéma a trouvé la relève du célèbre Aki Kaurismaki.
“Compartiment n°6” de Juho Kuosmanan. En salles le 3 novembre.