« Rien à voir » : au lendemain de l’arrestation d’une quinzaine de candidats au djihad présumés, cette formule était psalmodiée en boucle par des commentateurs terrifiés à l’idée que l’on pût faire un lien entre islam et islamisme, le premier n’ayant, répétaient-ils, « rien à voir » avec le second. Comme l’affirma l’excellent Thomas Legrand sur France Inter, ces jeunes égarés évoquaient la secte Moon plutôt que la religion musulmane. On aurait aimé lui faire remarquer que les adeptes de Moon se font rarement exploser la cervelle dans l’espoir de gagner le paradis en tuant le plus grand nombre possible de leurs contemporains et qu’on ne connaît pas de cas où l’un d’eux aurait tiré sur une épicerie cachère ; que dans les classes du « 9-3 », ce ne sont pas des scientologues qui braillent que « M’dame, Hitler, il aurait dû finir le boulot ! » ; et que même les membres de l’Opus Dei ne se livrent pas à des agressions quand des chrétiens d’Égypte ou d’ailleurs sont assassinés.
Alors, d’accord, tueurs et brailleurs ne représentent pas l’islam, mais une « maladie de l’islam » ; et on admettra volontiers que le croyant lambda et même le gamin brailleur n’ont « rien à voir » avec le tueur − ce n’est pas parce qu’on dit « Mort aux juifs ! » à 12 ans qu’on assassinera des juifs à 20 ans. Peut-on décréter pour autant que cette maladie de l’islam serait absolument étrangère à l’islam ? Quelques jours après la fin de l’équipée de Mohamed Merah, Abdenour Bidar donnait sa propre réponse dans Le Monde : « On dit d’un tel fanatisme de quelques-uns que c’est “l’arbre qui cache la forêt” d’un islam pacifique. Mais quel est l’état réel de la forêt dans laquelle un tel arbre peut prendre racine ? Une culture saine et une véritable éducation spirituelle auraient-elles pu accoucher d’un tel monstre ? »[1. « Un “monstre” issu de la maladie de l’islam »,Le Monde, 24 mars 2012.] Bien entendu, on enterra la question et la réponse. Puisque ça n’a « rien à voir ».
L’amalgamisme, voilà l’ennemi !
Comme à chaque fois que des violences sont commises au nom d’Allah ou de son prophète, chacun a donc été invité à dénoncer le véritable danger, qui n’est ni l’intégrisme, ni l’obscurantisme, ni même le terrorisme, si minoritaire qu’il ne saurait avoir la moindre signification, mais l’amalgame − et son cortège de stigmatisation − qui pourrait conduire à confondre dans le même opprobre un milliard de croyants respectables et quelques brebis égarées. La lutte contre l’amalgame a donné naissance à ce que j’ai baptisé le « Parti du “mais” » : il est désolant qu’il y ait des victimes, mais on se demande si elles n’ont pas un peu cherché les ennuis. La violence islamiste est intolérable, mais la provocation islamophobe est insupportable. Fallait pas mettre de mini-jupe, ma fille, si tu ne voulais pas te faire violer. Il faut donc saluer le professeur Ghaleb Bencheikh qui se prononce, sans ambiguïté et sans la moindre réserve, pour la liberté. Même quand elle blesse. Même quand elle choque. Même quand elle est de mauvais goût. Même quand elle n’est pas drôle.
Pour le « Parti du “mais” », les vrais coupables ne sont pas ceux qui tuent à Benghazi ou vocifèrent à Paris, mais les irresponsables qui chatouillent sans précaution une susceptibilité islamique bien compréhensible : la vidéo « anti-islam » a provoqué la mort de l’ambassadeur américain en Libye, les dessins de Charlie Hebdo des émeutes meurtrières à Karachi.
Quant à la dérive potentiellement assassine et divinement inspirée de nos petits voyous fanatisés (qu’ils aient été vraiment dangereux ou pas ne change pas grand-chose à l’analyse), elle a été provoquée conjointement par la pauvreté et le racisme ambiant. Sans oublier le cruel manque d’imams dans les prisons : la candeur des nigauds de gauche ressassant, sans le comprendre, cet argument zemmourien − en l’occurrence qu’il y a une majorité de musulmans dans les prisons françaises − aurait été fort divertissante si on avait le droit de rire de tout, y compris de questions fort sérieuses. Tout aussi tordante était leur insistance à rappeler que la dernière cuvée d’ex-futurs- martyrs était largement constituée de « Français convertis ». Comme, en l’occurrence, ils voulaient parler de « de souche » convertis, on a vaguement l’impression que, pour eux, un Blanc n’est pas tout à fait un musulman comme les autres.
Certes, dans leur esprit, cette insistance visait à disculper l’islam de toute responsabilité dans le fanatisme de quelques-uns ; seulement, du même coup, ils avouaient que, pour eux, musulman n’est pas une religion mais une race. Grâce à cette pirouette, quiconque osant dire qu’il n’aime pas la première peut-être accusé de détester la seconde. Comme le montre Pascal Bruckner, tout l’intérêt du terme « islamophobie » est d’organiser cette confusion sémantique. L’islamophobe n’est pas un anticlérical, mais un raciste. Disons-le d’emblée, on peut être l’un et l’autre. Dans la vraie vie, la distinction entre la critique de pratiques et celle des pratiquants ne va pas toujours de soi et, chez certains, le rejet des croyances n’est que l’alibi de la haine des croyants. Bref, s’il n’y a pas d’un côté d’affreux racistes et de l’autre d’admirables humanistes, le débat ne se résume pas non plus à l’affrontement entre le courage des uns et la lâcheté des autres. La liberté d’expression n’est pas un joker que l’on peut brandir comme si la question de ses limites ne se posait même pas. Ajoutons que les religions posent un problème particulier. Instinctivement, n’importe qui sent bien qu’il est plus facile de rire des idées politiques de ses amis − les affectueuses disputes entre Jérôme Leroy et votre servante en sont la preuve − que de leurs convictions religieuses.
Je persiste à penser que la réponse de la France de 1789 est toujours d’actualité et que nos dieux doivent être suffisamment adultes pour accepter qu’on se paie leur tête sans faire trop d’histoires, autrement dit que les inconvénients de la liberté sont plus acceptables que ceux de la censure.
Mais je dois constater que des esprits éclairés, y compris dans la rédaction de Causeur, pensent différemment. Certes, ils ne joignent pas leur voix au choeur des censeurs, mais à l’instar de Jacques de Guillebon, ils trouvent que les « provocateurs » ne sont vraiment pas au niveau et que leurs pitreries ne valent pas les ennuis qu’elles nous occasionnent.
Quoi qu’il en soit, on n’a pas plus à choisir entre Voltaire et Ben Laden qu’entre Élisabeth Lévy et Pascale Clark[2. Laquelle s’est surpassée, le 9 octobre, dans son interview de Latifa Ibn Ziaten, mère d’un des soldats assassinés par Mohamed Merah, qui affirmait que les jeunes qui avaient fait de Merah un héros étaient des victimes qu’il fallait sauver. Ni l’interviewée, ni l’intervieweuse ne rappelèrent que si Merah est un héros pour certains gamins, c’est parce qu’il a tué des enfants juifs. Cela aurait sans doute cassé l’ambiance.]: entre ces deux pôles, comme dans les pages qui suivent, de nombreuses nuances sont possibles − et même souhaitées.
Certains pensent que nous sommes obsédés par l’islam. Bruno Maillé voit même dans cette obsession présumée l’un des symptômes de notre désarroi métaphysique. Peut-être, mais puisque bon nombre de Français et d’Européens semblent atteints par la même pathologie, il faut tout de même se demander d’où elle vient : de nos cerveaux malades ou de la réalité ? De même que les paranoïaques ont des ennemis et les hypocondriaques des maladies, il doit bien arriver que les obsédés soient confrontés à des sujets obsédants.
Reprenons le film des événements. Lorsque que nous avons envisagé de consacrer ce numéro à la question « Peut-on critiquer l’islam ? », les colonnes de nos journaux étaient occupées par L’Innocence des musulmans et les troubles afférents. Alors que nous venions de prendre la décision en petit comité, c’est-à-dire le mardi 18 septembre vers 19 heures, Paris bruissait, sans que nous le sachions, de rumeurs sur la nouvelle « une » « scandaleuse » de Charlie Hebdo. Et deux jours avant le bouclage de ce numéro, survenait le coup de filet antiterroriste (peut-être apprendra-t-on qu’il s’agissait de Pieds Nickelés éructant plus qu’ils n’agissaient mais l’un d’eux a tout de même tiré sur les policiers venus l’arrêter). Alors, je ne sais pas si nous sommes obsédés, mais l’islam et ses maladies ont une légère tendance à se rappeler régulièrement à notre souvenir. Et ce n’est pas l’essentialiser qu’observer, comme Cyril Bennasar, qu’ils le font souvent dans des termes problématiques. Dans l’ensemble des arguments avancés par les défenseurs d’une critique modérée et empreinte de tact, on retiendra celui de Paul Thibaud, qui explique en substance qu’avant de se moquer du sacré des autres, chacun devrait se demander ce qui est sacré pour lui. De fait, Régis Debray a bien montré que le sacré ne s’arrête pas aux frontières du divin. Et le sacré profane se défend parfois contre les ricaneurs plus férocement encore que son ancêtre religieux. À peine la chasse aux sorcières islamophobes marquait-elle une pause que la traque des scélérats homophobes battait son plein, comme si s’opposer au « droit au mariage et à l’adoption pour tous » était bien pire que se payer la tête de Mahomet, Moïse ou Jésus. On peut juger outranciers ou déplacés les propos de François Lebel, maire UMP du 8e arrondissement de Paris, qui a estimé, dans un éditorial, que si le « tabou immémorial du mariage hétérosexuel » venait à sauter, d’autres, tels que la prohibition de l’inceste, de la polygamie et de la pédophilie pourraient suivre. Ces propos discutables, et peut-être scandaleux, ne furent pas discutés; une fois de plus, des dizaines de marteaux se donnèrent rendez- vous pour taper sur le même clou, comme si la moindre dissidence menaçait de ressusciter « les heures les plus sombres de notre histoire » − chacun sait que la répression des homosexuels bat son plein en France, obligeant ceux-ci à se cacher. Ainsi la psychanalyste Élisabeth Roudinesco a-t-elle dénoncé, dans Libération, tous ceux de ses pairs qui osent émettre la moindre réserve sur cette merveilleuse avancée si conforme, paraît-il, au « sens de l’Histoire » Comme l’a affirmé péremptoirement, en guise d’argument, je ne sais plus qui je ne sais plus où, « nous sommes au XXIe siècle ! ». Tout était dit.
Reste à savoir si cela valait le coup de se délivrer des anciennes divinités pour se prosterner devant les nouvelles vaches sacrées.
Cet article en accès libre est extrait du numéro 52 de Causeur magazine. Pour lire l’intégralité de ce numéro, achetez-le ou abonnez-vous sur notre boutique en ligne.
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*Photo : Annie Assouline, sonnerie de Charlie Hebdo
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