Depuis plus d’un an, l’Afghanistan est retombé dans les mains armées des Talibans. Une fois de plus, comme à de nombreuses reprises dans l’histoire, l’Afghanistan est livré à lui-même, loin des yeux des Occidentaux et des intérêts géostratégiques qui priment dans nos agendas actuellement.
Dans ce silence, de nombreuses puissances étrangères cherchent discrètement soit à s’imposer comme de nouveaux partenaires évidents et durables comme la Chine, soit à s’acoquiner avec certains groupes politiques ou terroristes pour ajouter à la confusion et à l’instabilité. Quitte à jouer avec le feu en soutenant au nez et à la barbe de tous les mouvances les plus radicales du courant polymorphe taliban. Ce qui risque bien de se retourner contre les Afghans comme un retour de boomerang et contre nous par voie de fait.
Depuis 2018, le Qatar avait saisi l’opportunité d’utiliser les réseaux qu’il avait développés avec les Talibans qu’il hébergeait à la demande des États-Unis depuis 2010 pour jouer un rôle majeur, dans les cycles des négociations entre Américains, gouvernement afghan et Talibans. Doha tentait de trouver une solution politique à long terme pour le pays pendant que des pays comme les Emirats arabes unis se rapprochaient dans le même temps de certains groupes terroristes locaux pour essayer de saper les efforts conjoints de tous. C’était la guerre qui divisait le Golfe depuis 2017 par procuration sur d’autres terrains géopolitiques stratégiques. D’ailleurs, pendant des années Abu Dhabi avait présenté à de nombreuses reprises l’accueil par le Qatar du bureau des Talibans comme l’évidence d’un soutien direct au terrorisme.
Abu Dhabi et Doha se disputent l’hégémonie diplomatique sur Kaboul
Depuis la chute de Kaboul et la fin des négociations en août 2021, c’est avec le retour des Talibans, doublés du groupe Al Qaïda dont les Américains ont eu la tête en tuant Al Zawahiri, la chute sans fin d’un pays qui vit dans l’instabilité et les guerres depuis près de 50 ans. D’autant qu’au moment des négociations de Doha, les Talibans s’étaient engagés à ne plus financer le terrorisme international ou héberger certains de ses artificiers. Pendant ce temps, à l’été dernier, Doha organisait le plus grand pont aérien de l’histoire moderne en évacuant près de 60% des personnels proches des Occidentaux qui fuyaient le pays pour se mettre à l’abri d’une mort certaine. Outre l’organisation de vols d’évacuation et l’accueil de réfugiés afghans, le Qatar avait aussi négocié des accords bilatéraux pour ses partenaires occidentaux avec les insurgés devenus gouverneurs. Doha avait ainsi incité ses partenaires américains et européens à relocaliser leurs ambassades afghanes à Doha, faisant de la capitale qatarie la nouvelle porte d’entrée vers l’Afghanistan.
Abu Dhabi ne comptait pas perdre la main aussi facilement. De toute manière, les EAU n’en sont pas à leur premier fait d’armes en termes de soutiens à des pouvoirs ou groupes voyous. Il faut rappeler que le dernier président afghan Achraf Ghani, qui a fui le pays avant la chute de Kaboul, s’était empressé de se réfugier à Abu Dhabi. Comme nombre des élites corrompues afghanes qui auraient dû œuvrer pendant toutes ces années à la reconstruction du pays et qui au lieu de cela se sont gavés de l’argent occidental et en ont placé une grande partie aux Emirats Arabes Unis, il n’était pas parti sans rien. Du pain béni à l’époque pour les Talibans qui avaient largement surfé, pour affirmer leur autorité et essayer de s’attirer la sympathie des populations, sur leur capacité prétendue à sortir le pays de cette corruption institutionnalisée entretenue par les anciens dirigeants afghans tous réfugiés aux Emirats arabes unis.
La grosse contradiction émirienne
Ayman Al Zawahiri, le chef d’Al Qaïda, qui a été éliminé dernièrement par les Etats-Unis, en plein Kaboul, dans une maison connue des autorités et un quartier tout autant connu des notables tribaux, était revenu depuis le Pakistan en mai 2022 tranquillement. Il fut abrité directement par le réseau d’Haissam Haqqani, le leader de la frange la plus dure des Talibans qui prend de plus en plus de place en Afghanistan. Le même Haqqani dont on sait depuis longtemps la proximité avec Abu Dhabi. Quid alors de ces Émirats Arabes Unis, qui critiquaient Doha, au moment de la crise du Golfe de 2017, en les accusant de financer « le terrorisme international », et qui dans le même temps soutenaient les pires des Talibans, proches d’Al Qaïda ?
C’est une étape de plus dans le cynisme de la politique de déstabilisation entretenue par les Emiratis dans plusieurs pays d’Afrique du Nord, du Moyen-Orient et d’Asie centrale. Dès 2021, alors que le Qatar avait traduit ses liens avec les Talibans en capital politique en Occident, Abu Dhabi faisait volte-face sur sa politique en Afghanistan et sa position envers les Talibans « modérés » (ceux-là qui étaient en contact avec Doha) pour tenter de garder un pied sur place. Depuis lors, Abu Dhabi a enraciné ses réseaux personnels avec le réseau Haqqani, un véritable faiseur de rois à Kaboul depuis septembre 2021. Un groupe qui grignote de plus en plus de pouvoir dans le pays !
Le poids grandissant du réseau Haqqani
Cette relation en réalité date des années 1980 et a été réactivée récemment pour couper l’herbe sous le pied aux Qataris et par voie de fait aux Américains. Depuis le début des années 1980 jusqu’aux années 2000, le réseau Haqqani s’est appuyé sur les Émirats arabes unis comme plaque tournante du blanchiment d’argent et du recrutement. Grâce à des sociétés écrans et à un réseau d’expatriés afghans de confiance, les Haqqanis ont ainsi bâti une solide infrastructure aux Émirats arabes unis pour financer leurs opérations, transformant ce sous-groupe taliban en la force de combat la plus efficace de l’insurrection à l’été dernier.
Fondé par Jalaluddin Haqqani, le groupe est un des plus violents et déterminés de tous les mouvements talibans. Le fils de ce dernier, Sirajuddin Haqqani, est devenu le ministre de l’Intérieur du pays au retour des Talibans, contrôlant ainsi les portefeuilles clés de la sécurité intérieure et du renseignement depuis un an. Le même homme figure toujours sur la liste des personnes les plus recherchées par le FBI dans le monde. Alors que l’influence du Qatar a décru depuis des mois auprès des Talibans « traditionnels », le réseau Haqqani a pris de plus en plus de poids et d’influence dans la vie afghane, soutenue en sous-main par Abu Dhabi contre Doha. L’avenir semble chaque jour de plus en plus sombre pour l’Afghanistan. Preuve du lien entre Haqqani et Abu Dhabi : la mère de Sirajuddin Haqqani a rencontré son père aux Emirats. Et pour cause : elle était émiratie ! Quel hasard !
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