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Comment le changement a changé


Je suis né à Paris le 30 juin 1949. J’ai donc grandi et passé une partie de ma vie d’adulte, personnelle et professionnelle, dans une France bien différente de celle que nous habitons aujourd’hui. Dans cette France de naguère, on croyait à la politique, c’est-à-dire à la force de la volonté collective, on avait foi dans le pouvoir des hommes de façonner leur destin. Dans cette France d’autrefois, l’Histoire semblait porteuse de sens.

Vinrent les années gauchistes, puis les années de reflux avant que, sous l’effet du combat antitotalitaire, s’opère la réconciliation avec la démocratie parlementaire et, comme on disait, « bourgeoise ». Mais même si le vote avait succédé à la révolte, il s’agissait encore de « changer la vie » comme le proclamait le slogan de la campagne présidentielle de Mitterrand en 1981.
Rien de tout cela n’est arrivé. Aiguillonnés par le sentiment démocratique de l’égalité des conditions, nous avons fait, certes, évoluer les mœurs, mais nous n’avons changé ni le monde, ni la vie. Sommes-nous devenus plus raisonnable ou, pour reprendre le célèbre mot par lequel Simone de Beauvoir termine ses mémoires, avons-nous été floués ?

À première vue, ce cheminement n’a rien d’original. Depuis que le monde est monde − ou du moins depuis que le monde est moderne −, c’est finalement le lot de toutes les générations. Les hommes, devenus autonomes, doivent composer avec la force des choses.
Mais, première nouveauté, ces grands objectifs ne semblent même plus être à l’ordre du jour.
Certes, on s’indigne à nouveau, parfois avec de bonnes raisons, et l’indignation fait même un tabac comme l’atteste l’opuscule de Stéphane Hessel. Mais qu’est-ce que l’indignation sinon ce qui reste des passions politiques lorsqu’on ne croit plus vraiment à la politique et dans son pouvoir de transformation ?
Cependant, deuxième et stupéfiante nouveauté, au moment même où nous devenons, toutes générations confondues, réalistes, l’impossible est survenu sans crier gare : le monde a changé, la vie a changé, et ce changement est radical. En 1968, nous disions : « Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi. » Essoufflés, nous avons ralenti le pas, nous nous sommes arrêtés, et le vieux monde a disparu.[access capability= »lire_inedits »]

C’est à travers la notion de changement que l’homme se pensait comme l’auteur de son histoire, et voici que le changement le dépossède de cette prérogative.
J’ouvre le rapport remis le 28 janvier 2011 au Premier ministre par le Haut Conseil à l’intégration et qui porte sur « Les défis de l’intégration à l’école : recommandations relatives à l’expression religieuse dans les espaces publics de la République ». Je lis, chapitre 3 : « La pression religieuse s’invite au sein des cours et dans la contestation ou l’évitement de certains contenus d’enseignement. Ainsi les cours de gymnastique et de piscine sont évités par des jeunes filles qui ne veulent pas être en mixité avec les garçons. Cette dispense d’enseignement, parfois justifiée par des dérogations médicales de complaisance, pose le problème du vivre-ensemble entre filles et garçons. » D’autres faits similaires sont mentionnés un peu plus loin : « Il nous a été signalé que, dans certains quartiers relevant de la politique de la ville, les cantines sont peu fréquentées bien qu’existe une prise en charge des repas pour des familles défavorisées. Ainsi, dans plusieurs collèges des communes visitées par le HCI, la majorité des élèves de l’établissement ne fréquente pas la cantine scolaire pour des raisons principalement religieuses alors que des plats de substitution sont prévus. » Alors que des groupes se forment au sein des classes, et même à la cantine, le HCI exhorte solennellement l’école républicaine à assumer sa mission originelle : être le creuset où se fabrique le vivre-ensemble au-delà de la simple coexistence et tolérance des différences.

Après avoir passé l’agrégation de Lettres modernes en 1972, j’ai enseigné quelques années dans un lycée technique de Beauvais. Comme la plupart des professeurs de ma génération, j’étais partagé entre deux exigences : d’une part, le souci de transmettre la culture que j’avais acquise à mes élèves qui n’étaient pas des héritiers, afin d’accomplir ce que le poète Mandelstam a appelé la « splendide promesse faite au Tiers-État » ; d’autre part, la volonté de descendre de l’estrade, de démystifier et même d’abandonner l’autorité pédagogique dont j’étais investi et qui m’apparaissait comme une violence symbolique, pour reprendre la terrible formule de Bourdieu. Je voulais enseigner, je ne voulais pas être un maître. Allez vous débrouiller avec ça ! En tout cas, ni mon ardeur, ni ma mauvaise conscience ne me représentaient l’école comme le creuset du vivre-ensemble. D’ailleurs, à cette époque, personne ne parlait de vivre-ensemble. Le mot n’existait pas parce que la chose allait de soi. Certes, il y avait des conflits ou, comme on disait avec gourmandise, des luttes. Nous n’en avions pas conscience, mais la société conflictuelle dans laquelle nous évoluions était aussi une nation homogène.

Du fait de l’ampleur du phénomène migratoire et de la révolution des moyens de communication, la France a changé, la vie a changé, le changement lui-même a changé. Il n’est plus projet mais processus. Le changement n’est plus ce que nous faisons mais ce qui nous arrive. Et ce qui nous arrive de plus préoccupant aujourd’hui, c’est la crise du « vivre-ensemble », c’est-à-dire la crise de ce qui fait de nous un « Nous ». Cette crise prend, en France, la forme d’une querelle de la laïcité.

La suite demain…[/access]

Cet article est issu de Causeur magazine n ° 41.

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Novembre 2011 . N°41

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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