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Comment la France encovidée a succombé à la pulsion de mort?

Covid-19, un suicide à la française


Comment la France encovidée a succombé à la pulsion de mort?
Panneau à messages variables sur l'autoroute M56 au niveau de Warrington (nord-ouest de l'Angleterre), 21 décembre 2020 © Paul ELLIS / AFP

À la faveur de la pandémie, les peine-à-jouir, l’esprit de prohibition et l’austérité l’ont emporté sur les valeurs de la jeunesse: l’amour, la vaillance, l’intrépidité et la liberté des trompe-la-mort. Thanatos a pris le dessus sur Éros. Parce que nos dirigeants font la politique de leurs électeurs vieillissants. Emmanuel Macron prendra la parole dans la presse régionale demain matin pour nous annoncer la suite de ce programme mortifère.


Éros et Thanatos. Pulsion de vie vs pulsion de mort. Chute ou rédemption. Culture de vie ou culture de mort. Instinct de survie ou mélancolie. Mort ou résurrection. Résilience ou syndrome dépressif. Fureur de vivre vs no future. Les Grecs, le christianisme, la psychanalyse et les romanciers modernes ont dévoilé et mis en scène les deux principes qui structurent l’existence humaine : la tension vitale, qui projette les hommes et les sociétés vers la jeunesse et l’avenir ; et la pulsion de mort, qui les pousse à anticiper la finitude de leur existence. Dans notre vieille civilisation, qui se perçoit comme en sursis, voire menaçant ruine – à écouter Michel Onfray et à considérer les faits qu’il rapporte –, la crise du Covid et sa gestion sont emblématiques de notre propension collective à accélérer notre éviction de la scène mondiale. Thanatos.

En 2020, la France est entrée en récession. Elle a organisé de manière inédite l’automutilation de son économie, ce qui a accéléré la déflation à l’œuvre. Le « quoi qu’il en coûte » n’était pas planifié, mais ses conséquences sont délétères. Le grand confinement a suspendu nos existences et nos activités. Il s’agissait officiellement de sauver des dizaines de milliers de vieillards et grands malades fragiles, une préoccupation éminemment respectable. À ceci près que beaucoup sont quand même morts, puisque le virus se joue de nos demi-mesures. Il s’agissait surtout d’éviter l’engorgement des urgences hospitalières, sans songer à les faire passer de 5 000 à 30 000 places de réanimation, ce qui aurait coûté infiniment moins cher que la thrombose de l’activité.

Anticipation de nos soumissions futures et laïcisation de la pénitence

En procédant ainsi, nous avons fragilisé la jeunesse de France : déperdition scolaire irrémédiable chez les plus fragiles, dégâts psychologiques parfois tragiques, désocialisation et perte du goût de vivre, de créer, de se cultiver, de se confronter à des amis, d’inventer et de braver les risques. Nous avons demandé à la jeunesse de prendre en compte la vieillesse et les morts à venir, quand cette tâche n’a jamais été – et ne peut pas être – la sienne. La même génération d’adultes qui tente d’euphémiser auprès de ses enfants la mort des grands-parents, qui empêche souvent les jeunes de voir la dépouille de l’un d’eux, qui se garde de les emmener au cimetière – tentant d’oublier l’existence même de ce lieu – a collectivement décidé de sacrifier la liberté et la formation des jeunes au nom de la protection « des plus faibles ».

Pourtant, plusieurs pays d’Asie ont su contrôler et entraver l’épidémie, notamment dans des démocraties comme la Corée du Sud, Taïwan ou le Japon. Ils ont fermé les frontières, ont pratiqué le dépistage systématique et le confinement des seuls malades. Encore fallait-il le vouloir, et s’organiser très vite. Au lieu de quoi nous avons laissé les frontières ouvertes pendant un an, et confiné tout le monde à plusieurs reprises. Nous avons lutté contre l’invisible virus avec un gros marteau, si bien que nous cumulons à la fois parmi les plus forts taux de mortalité et de recul économique. Aurions-nous été capables de procéder à la manière ciblée et efficace des sociétés développées d’Asie ? Nous avons non seulement peiné à réaliser des choses simples, mais aussi à les concevoir. Dans notre société fracturée et appauvrie par la crise, les docteurs Diafoirus, qui se sont un temps emparés du pouvoir de contrainte, semblent pourtant satisfaits des solutions adoptées : ils rêvent même de proroger le confinement, c’est-à-dire notre enfermement. Thanatos.

Nous avons laissé partir des milliers de vieillards et de moins vieux dans la solitude de leur chambre mortuaire, au nom de leur protection

Comment la société libre, riche, vivante et joyeuse des années 1970 – Éros – a-t-elle sombré par étapes dans une mélancolie qui confine à la pulsion de mort ? Comment sommes-nous passés du « jouissez sans entraves » à « enfermez-vous » (ou plutôt « nous vous enfermons »), de la « fureur de vivre » à la fureur d’enfermer, et d’« il est interdit d’interdire » à une prohibition rampante ? Il n’est qu’à voir avec quelle jouissance, au sens psychanalytique du terme, certains hauts fonctionnaires et maires prennent des arrêtés anti-consommation d’alcool (certains week-ends, après telle heure, dans certains lieux…), comme s’il fallait tuer la tentation de l’ivresse, quitte à anticiper nos soumissions futures.

Les citoyens loups-garous

Au fil des ans, nos autorités politiques ont interdit l’alcool dans les écoles (dont acte), puis dans les cantines et les restau U, à l’armée et dans la plupart des administrations, dans les pots de départ et dans les vins d’honneur, dans les administrations et les collectivités locales, les hôpitaux et les stades, et celui-ci est devenu une denrée rare dans les avions, les gares, les trains, etc. Les lieux de plaisir et de travail, les lieux de souffrance et d’appréhension sont désormais interdits de plaisir et de dérivatif. Nos vieillards meurent sans le verre de rouge quotidien qui a accompagné leur existence : quelle faute ont-ils commise ?

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La France est devenue un lieu fade, soumis à la triple poussée hégémonique de l’hygiénisme punitif à la mode, de la culture américaine prohibitionniste et de la bigoterie islamique du haram, qui se rejoignent sur ce point comme sur d’autres. Les mêmes qui vilipendaient les excès répressifs du catholicisme ont laïcisé la pénitence. Nous nous interdisons peu à peu de vivre, de jouir de l’existence et par voie de fait de penser. Les paradis artificiels sont en passe de perdre droit de cité – même fumer est un droit en sursis. Ni paradis céleste ni paradis artificiel : Thanatos.

En refusant les risques, on renonce à vivre

La triste séquence du Covid-19 (en attendant le Covid-20 et ses sœurs), au prix de dégâts humains sans précédent, pour beaucoup irréparables – car ce qui est vécu est irrémédiable –, nous a poussés loin en avant dans une mortification où les peine-à-jouir, l’esprit de prohibition et l’austérité l’ont emporté sur les valeurs de la jeunesse : l’amour, la vaillance, l’intrépidité et la liberté des trompe-la-mort. Or ces derniers ont écrit de grandes pages de notre histoire, autant que les paisibles laboureurs. Nous nous sommes autoconfinés dans un repli privatif de nous-mêmes, de nos proches et de nos libertés. Jamais, depuis deux siècles, les Français n’ont été collectivement privés de danser, d’aller au théâtre, de prier et de vaquer à leurs occupations. Pendant des semaines, des gendarmes ont verbalisé avec zèle les promeneurs dans les forêts, sur les plages et sur les chemins de campagne.

Nous avons laissé partir des milliers de vieillards et de moins vieux dans la solitude de leur chambre mortuaire, au nom de leur protection. Les administrations hospitalières et sanitaires ont trop souvent révélé à cette occasion une forme inattendue de cruauté et d’inhumanité. Anthropologiquement, nous avons renoncé à beaucoup de choses : à notre histoire, à nos libertés et à toute forme d’espérance ou d’utopie créatrice. Si vivre est un risque, c’est aussi assumer des risques, à la minute où l’on sort de chez soi. En refusant les risques, nous avons renoncé à vivre.

Une poignée d’intellectuels, de publicistes et de médecins bravaches ont tenté de réveiller les Français en s’élevant contre l’ordre sanitaire. Il faudrait presque les médailler, de BHL à Nicolas Bedos, d’Ivan Rioufol à André Comte-Sponville, au lieu de quoi la patrouille tente de les confiner au silence médiatique (ce qui est plus ou moins facile).

Mille faits sociaux font écho à cette mortification orchestrée par nos élites, avec l’apparent assentiment des cadres sociaux, qu’il s’agisse des médias dominants, des médecins médiatiques, de la classe politique et des autres cléricatures laïques et religieuses. L’apothéose a été atteinte au printemps 2020, avec l’énonciation publique, quotidienne et solennelle par le directeur général de la Santé de la liste macabre des centaines de morts et d’hospitalisés. Cette lugubre mise en scène a joué son office en terrorisant le grand nombre, avant d’être sortie des écrans. Mais nul n’en a tenu rigueur au DGS ; sous des formes nouvelles, le ministre de la Santé lui a emboîté le pas durant le deuxième confinement. Normalement angoissé, au regard de ses responsabilités, mais aussi très exalté, celui-ci a renouvelé le système de la communication sanitaire en menaçant ses auditeurs de prévisions apocalyptiques renouvelées. Tout cela n’a pas été sans conséquences.

Syndromes dépressifs et baisse des naissances

Nous ne connaîtrons pas le nombre de Français, qui se chiffre en millions de personnes, terrorisés et anxieux, demeurés terrés chez eux pendant des semaines, voire une année, ne sortant que pour se procurer des vivres, tels des loups-garous. Cela a valu à beaucoup de sombrer dans des syndromes dépressifs. Selon les psychiatres français, ceux-ci ont doublé en France durant cette période, approchant les 14 millions de personnes, en particulier chez les jeunes.

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Un marqueur saillant de ce choc est l’effondrement des naissances, observé dès janvier 2021 (- 13 % par rapport au mois de janvier 2020, lui-même déjà en repli). Il fait suite à une baisse de 100 000 naissances observée en France en dix ans. On ne ferme pas impunément la moitié des maternités au nom de la rationalisation budgétaire, après avoir agi sans relâche pendant trente ans à la destruction du Code civil, sans que cela ait un impact. La France peut « s’honorer » d’être le pays au monde où l’on se marie le moins. Le mariage, cette fête universelle et immémoriale de la jeunesse et de la joie, a laissé place, au titre des réjouissances amicales et familiales dans notre société désabusée, aux poussifs anniversaires de 50, 60, 70 ans et bientôt 100 ans ! Notre société individualiste est championne de la solitude : plus de la moitié des femmes y vivent seules et l’on relègue les jeunes dans les recoins de la société. Elle les tient à distance de l’emploi stable, d’une culture exigeante, de notre histoire, de l’intériorité ou d’un travail décemment payé, et elle leur prend maintenant la liberté de leurs 20 ans.

Étudiants et enseignants défilent dans les rues de Lyon pour alerter sur la détresse et la précarité estudiantine, 26 janvier 2021 © KONRAD K./SIPA

Notre société célèbre la longévité et la séniorité, si ce mot existe. Avant la crise, Luc Ferry et les thuriféraires du transhumanisme exaltaient la vie rallongée à deux cents ans et l’homme augmenté, alors que nous sommes si peu capables d’offrir des perspectives intellectuelles, spirituelles et politiques séduisantes à notre jeunesse. Or cette dernière ne fut jamais si fragilisée, ni si divisée, en période de paix. D’où viennent ces paradoxes ?

Baby-boomers vs millenials

La plus nombreuse génération de l’histoire de France –16 millions d’individus nés dans les années 1940 et 1950 –, les baby-boomers, dont les soixante-huitards furent l’avant-garde autodésignée, a su par sa force vitale renverser la société française et la projeter tout ensemble dans ses utopies, pour le meilleur et pour le pire. Sa force vitale a révolutionné la musique, l’amour, les arts, la politique et la pensée. Éros.

« La France de papa » du général de Gaulle a été poussée dans ses retranchements, puis démantelée. Nous avons été invités à commémorer pieusement cette saga depuis plus de cinquante ans. Mais alors que l’ordre symbolique installé par les baby-boomers vacille, biologie oblige, nonobstant les utopies transhumanistes dont le Covid a dévoilé la vacuité, la roue a tourné : la force vitale entraînée par le nombre s’est muée en un immense syndrome dépressif. C’est Le Déclin de l’empire américain (film canadien de 1986). Or cette situation a de fortes implications politiques. En effet, alors que les derniers baby-boomers viennent de passer le cap des 60 ans, ils représentent presque le tiers de l’électorat, mais la moitié des électeurs réels. Les plus jeunes générations, en particulier les millennials nés en fin de siècle – jeunesse impuissante et parfois furieuse –, votent en effet avec leurs pieds.

Nos dirigeants savent que les baby-boomers vont encore une fois faire l’élection – comme toujours depuis 1981 –, d’où, malgré les variations, une fidélité au social-libéralisme à la française. Les yeux des politiques sont rivés sur les 17 millions de retraités français. Fascinés par le principe de précaution et les tendances mélancoliques de nos aînés, vieillesse oblige, les dirigeants font la politique de leurs électeurs. Le président dit parler à la jeunesse, mais il sait qu’elle votera peu. En outre, ce jeunisme plaît aux baby-boomers, eux qui furent si longtemps la « génération jeune ». Pour la première fois de son histoire, dans l’étrange contexte dépressif dont on vient de parler, sur fond d’angoisses diffuses et multiples, Marine Le Pen peut espérer attirer à elle une partie assez conséquente de cet électorat, qui lui fut toujours hostile, et faire turbuler l’élection présidentielle. En France, tout commence en mystique, et termine en politique.

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Avril 2021 – Causeur #89

Article extrait du Magazine Causeur




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Pierre Vermeren est historien et professeur des universités ; il est l’auteur de La France qui déclasse : de la désindustrialisation à la crise sanitaire (« Texto », Tallandier, 2020) et L’Impasse de la métropolisation (« Le Débat », Gallimard, 2021).

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