Gueorgui Joukov ne dort quasiment plus depuis près d’un mois. Une heure de temps en temps assis à sa table dans le creux de son bras. Quand la fatigue est trop forte, il sort marcher dans le froid et prend de la neige à pleines poignées pour se frotter le visage. Il n’a pas bu une goutte d’alcool mais il englouti des litres de thé noir. Ce fils de paysans pauvres, simple soldat du Tsar pendant la première guerre mondiale a rejoint l’Armée Rouge après la Révolution d’octobre. Son niveau scolaire est celui du CE2. Malgré cela il a gravi tous les échelons, officier brillant, il est étonnamment passé au travers des grandes purges de 1937 pour être nommé chef d’état-major général de l’armée soviétique à 44 ans juste avant l’agression allemande du 22 juin 1941. Il participe impuissant à la terrible catastrophe qui voit l’Armée Rouge et ses 5 millions d’hommes engloutis dans une effroyable ordalie.
Mais il a analysé la stratégie de son adversaire, compris qu’il fallait le bloquer sur la route de Moscou, avec les moyens du bord, c’est-à-dire pas grand-chose. Sous la pression permanente de l’ennemi, mais aussi celle de Staline. En octobre, il recule, en novembre il recule, pied à pied. Il réorganise, colmate, galvanise.
Le 29 novembre 1941, il appelle le dictateur à la Stavka : « L’ennemi est épuisé. Il faut liquider maintenant son étau ». Pour lui, malgré les pointes allemandes qui voient les bulbes du Kremlin, c’est maintenant ou jamais. L’armée allemande est au bout de son élan, il le sait, il le sent. Il faut lancer la contre-offensive qu’il a préparée. Staline accepte tout en lui précisant, en était-il besoin que : « Si vous rendez Moscou, votre tête comme celle de Koniev roulera ». Ce sera pour le 5 décembre. Le 4 au soir, le dictateur sanguinaire, à bout de nerfs, l’appelle à son état-major et explose au téléphone. Réponse de Joukov : « Devant moi il y a deux armées et mon front. Je sais le mieux et je décide le mieux comment agir. Si vous avez du temps pour déposer vos soldats de plomb, venez organiser aussi la bataille. » Staline raccroche. Le 5 décembre, à minuit précis, il appelle et demande calmement :
« – Camarade Joukov comment vont les affaires pour Moscou ?
–Camarade Staline, nous ne rendrons pas Moscou. »
Adolf Hitler a perdu la guerre. Il avait fait le pari d’abattre l’Union soviétique en six mois. Il a échoué et sait qu’il ne pourra plus. Il le dira en janvier 42 à Jodl. En conséquence, Heydrich lancera la « solution finale » le même mois à la conférence de Wannsee. Les aristocrates prussiens qui par vanité ont accepté de suivre un caporal autrichien exalté, sont battus par un « sous-homme » slave au caractère d’exception qui les ramènera, en passant par Stalingrad, Koursk, Smolensk, jusque dans les ruines de Berlin trois ans plus tard. On sait depuis Thémistocle à Salamine, raconté par Hérodote, que finalement, c’est toujours un peloton de soldats qui sauve la civilisation. C’est l’histoire, de ce soldat russe, soudard vaniteux et brutal, immense capitaine, un des plus grands de l’ Histoire que Jean Lopez nous raconte dans l’extraordinaire biographie qu’il vient de lui consacrer.
Son travail est exceptionnel pour trois raisons :
Tout d’abord il a entrepris il y a quelques années, d’explorer la plus terrible guerre de l’histoire, celle qui s’est déroulée à l’est entre 1941 et 1945. Histoire peu connue, la guerre froide ayant incité les occidentaux à dédouaner la Wehrmacht de ses responsabilités pourtant écrasantes. Non seulement, celle-ci, qui a soutenu Hitler jusqu’au dernier jour s’est déshonorée, mais de plus, sur le plan stratégique et professionnel, elle a été surclassée par une armée dirigée, comme celles de Napoléon, par des fils de vachers devenus Maréchaux. Lidell Hart, l’historien militaire anglais fut le vecteur de l’imposture militaire allemande. Livre après livre, Jean Lopez, rétabli la vérité et démontre la supériorité de « l’art opératif stratégique soviétique » sur la tactique allemande issue de Clausewitz. Gueorgui Joukov est un héros russe. Il n’était pas ou peu reconnu en Occident. Ainsi qu’à tous ses camarades, justice lui est rendue, par ce livre.
La dimension politique ensuite. Jean Lopez conserve une objectivité totale dans son travail, et ne fait jamais preuve de complaisance, au contraire, même vis-à-vis de ceux qu’il admire. Il prend les hommes et l’Histoire dans leurs contradictions, leur grandeur et leur petitesse. La connaissance qu’il a acquise du monde soviétique en fait un témoin précieux. Il clarifie l’articulation du militaire et du politique en URSS. Au-delà de la guerre elle-même, les épisodes des grandes purges, de la première disgrâce de Joukov en 1946, de la chute de Béria après la mort de Staline sont abordés de façon limpide. Joukov entretenait des rapports « mystérieux » avec celui-ci. Il était le seul à ne pas avoir peur en sa présence et il sera un artisan actif de la déstalinisation. Mais en même temps il lui reconnaîtra toujours le mérite principal de la victoire. Les mécanismes de la deuxième disgrâce de 1957 sous Khrouchtchev sont analysés, et donnent un éclairage précieux sur le fonctionnement de ce pays et de cette société pour nous difficilement compréhensibles. L’étude de l’Union soviétique, et c’est fort normal, est extrêmement politisée. Difficile d’aborder le sujet sereinement. Le travail de Lopez, comme celui dans un autre domaine de Nicolas Werth, s’efforcent objectivement de donner à voir et à comprendre. Qu’ils en soient remerciés.
Enfin, l’écriture fluide, la distance critique et l’humanité donne à la lecture un caractère passionnant. Même si, les aspects techniques sont très présents, nous sommes loin de la littérature militaire « fifres et tambours ». Ce livre se lit comme un roman. Un roman stupéfiant par la brutalité et la violence de l’effroyable tragédie. La France s’apprête à commémorer le centenaire de la première guerre mondiale. Je disais dans ces colonnes l’importance pour notre mémoire et notre identité de ce formidable événement.
Comprenons, comme nous l’explique inlassablement, avec quel talent, Jean Lopez, ce que représente pour les Russes « la Grande guerre patriotique » et ses 20 millions de morts. Et rappelons-nous les vers d’Alexandre Blok : « la Russie est un sphinx, heureuse et attristée à la fois, et couverte de son sang noir… ».
Joukov : L’homme qui a vaincu Hitler, Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, Perrin, 2013.
*Photo : GOESS/SIPA. 00027491_000002.
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