En ces temps riants de grippe porcine planétaire, l’heure me semble venue d’aborder une question d’une singulière gravité. Une question qui hante depuis longtemps chacun d’entre nous. Nul ne l’a pourtant encore étudiée avec la rigueur qu’elle requiert. Comment jeter le bébé avec l’eau du bain ?
Tous les imbéciles s’accordent à penser qu’il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Avec un laxisme inlassable, cependant, ils omettent d’aborder la question véritable. Est-il seulement possible de jeter le bébé avec l’eau du bain ?
Certains esprits forts parmi vous m’objecteront sans doute que « jeter le bébé avec l’eau du bain » est une expression. Quand un énoncé ne veut pas dire ce qu’il veut dire, on dit qu’il s’agit d’une « expression ». Ça me paraît un peu facile et je sais que ça en arrange beaucoup.
Ne nous laissons pas arrêter par de telles arguties et examinons sans plus attendre les conditions nécessaires et suffisantes d’un jet de bébé avec l’eau du bain. Il est impératif, tout d’abord, de disposer d’un bébé. (De quel âge ? Noyé ou vif ? Le sien ou celui d’un autre ? Tout cela importe peu, en vérité, aux yeux de la science.) Il semble tout aussi indispensable de disposer d’un bain – contenant nécessairement de l’eau – sinon, toute l’expérience s’écroule.
Quant à « l’eau du bain », rien ne permet d’affirmer avec certitude qu’elle doive se trouver dans le bain pour que le protocole soit valide. (Elle peut être recueillie dans des bouteilles – mais ne devient-elle pas alors, au terme d’une durée tenue secrète, de « l’eau de bouteille » ?)
Le problème cardinal est ailleurs. Il réside assurément dans la polysémie de l’interlope préposition « avec ». Celle-ci peut s’entendre au sens de « conjointement à », mais, tout aussi bien, au sens de « au moyen de ».
Etudions la première hypothèse. Est-il possible de jeter le bébé conjointement à l’eau du bain ? Avant comme après 1880, la réponse est non ! Après 1880, cela va de soi, les hommes civilisés et leurs petits prenant des bains dans des baignoires non-amovibles et comportant un siphon dont le diamètre n’autorise pas la moindre fuite de nouveau-né – celui-ci fût-il le plus humble, le plus chétif, le plus timide. Avant 1880, lorsque nous nous baignions dans des baquets des familles, le vulgum est tenté de croire que la chose fut alors possible. Pourtant, elle ne l’était pas davantage – et ce, pour une raison très simple : à l’instant même où, prenant notre élan et notre baquet à plein bras, nous espérions jeter notre progéniture conjointement à l’eau du bain, ceux-ci se disjoignaient fatalement, se désolidarisaient avant même d’avoir touché le sol. La conjonction tant désirée n’était jamais atteinte. Dans cette première hypothèse, il me paraît évident qu’il n’existe qu’une et une seule possibilité de jeter le bébé en préservant sa précieuse conjonction avec l’eau du bain. Il faut placer le bébé et l’eau du bain dans un ballon-aquarium parfaitement hermétique et transparent, résistant aux rebonds, et projeter enfin cette sphère amusante et molle.
Mais il est temps de passer à l’examen de la seconde hypothèse. Est-il possible de jeter le bébé au moyen de l’eau du bain ? Pour jeter un enfant au moyen de quelque chose – qu’il s’agisse d’une catapulte, d’une baliste ou d’un trébuchet à contrepoids – le jet nécessite invariablement l’usage d’un instrument solide. L’eau du bain ne satisfait pas, à l’évidence, à cette condition impérieuse. Dans cette seconde hypothèse, la réponse est donc également négative. Là encore, il n’existe qu’une seule exception probante : précipiter l’enfant et l’eau de son baquet dans le cratère d’un volcan au moment de son éruption. Pour que le jet d’enfant soit vraiment réussi et que son instrument soit bel et bien « l’eau du bain », il convient de veiller à ce que la lave ne soit pas en contact direct avec l’enfant et qu’ils soient dûment séparés par l’eau du bain qui, à l’état de vapeur, n’en demeure pas moins eau.
Après cet édifiant examen physico-logique du problème, tournons-nous brièvement vers sa dimension morale. Faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain ? Mon positionnement éthique sera, comme d’habitude, à la fois exigeant et nuancé.
Primo, j’affirme que, dans l’écrasante majorité des cas, il est tout bonnement impossible de jeter le bébé avec l’eau du bain. Subséquemment, les tourments moraux liés à ce problème s’évanouissent immédiatement.
Secundo, j’affirme qu’il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain dans un cas et un seul, où cet acte constitue une indiscutable atteinte à l’intégrité et à la dignité de la personne humaine : celui du jet intentionnel et prémédité de bébé dans un volcan en éruption.
Tertio, j’affirme qu’il faut absolument jeter le bébé avec l’eau du bain dans un cas et un seul : celui où l’enfant est placé dans un ballon hermétique transparent rempli d’eau du bain. Il est cependant nécessaire que l’enfant soit muni de bouteilles d’oxygène adaptées à sa ridicule morphologie. Rien ne nous autorise à priver l’enfant de l’amusement extrême suscité par une telle expérience, qui contribuera en outre à forger son caractère.
Enfin, pour les naïfs qui continuent à porter crédit à l’hypothèse selon laquelle « jeter le bébé avec l’eau du bain » serait une « simple expression », voici quelques détails glanés sur des sites Internet délirants et qui ne manqueront pas d’alimenter leur psychose. L’ »expression » serait apparue en 1512 dans la langue allemande sous la forme : Das Kind mit dem Bade ausschütten. Le virus aurait ensuite touché la langue anglaise, à la fin du XIXe siècle, par l’entremise d’un historien anglais germanophile, Thomas Carlyle, qui aurait été le premier imbécile à dire : Throw the baby out with the bathwater. À partir du foyer anglais, la contagion aurait enfin gagné presque toutes les langues européennes, dont la nôtre. L’espagnol : Tirar al niño con el agua de bañarlo. Le tchèque : Vylít vaničku i s dítětem. Même le russe : выплеснуть ребёнка вместе с водой. Seul le peuple italien aurait démontré une légère résistance, gardant l’eau mais jetant le bain, et introduisant une précision judicieuse. Buttare via il bambino con l’acqua sporca : « jeter le bébé avec l’eau sale ».
Il va de soi que je refuse de cautionner toutes ces aberrations.
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