Les juifs attendent-ils vraiment qu’on les « aime », ou plutôt qu’on ait pour eux suffisamment de respect pour les laisser vivre en paix?
Peu nombreux furent ceux qui méritèrent le titre de Justes à l’époque où les nazis, secondés par les collaborateurs français, se déchainaient contre les juifs. Du moins savait-on alors à quoi on s’exposait, et pourquoi on le faisait. Se sentait-on pour autant philosémite ? Aux yeux de la plupart des Justes – des gens simples souvent, plus que des intellectuels – cela « ne se faisait pas » d’envoyer des familles entières à l’abattoir et de gazer des enfants. Point n’était besoin d’« aimer » spécialement les juifs pour s’opposer à leur extermination. En serait-on encore capable aujourd’hui où l’antisémitisme à nouveau sévit, orchestré cette fois par l’islamisme radical ? Il devrait être au moins possible de témoigner aux juifs de France et d’ailleurs solidarité et sympathie tout en restant conscient de la complexité de la situation au Proche-Orient. Car les milliers d’enfants palestiniens qui sont déjà morts ou vont mourir sous les bombes n’autorisent pas à condamner globalement « les juifs », d’autant qu’une bonne partie des Israéliens combat la politique du gouvernement Netanyahou et souhaite la paix avec ceux des Palestiniens qui la veulent aussi.
Amitié mystique
Comment donc être philosémite aujourd’hui ? Si le mot « philosémitisme » est si peu utilisé alors que son contraire l’est à l’excès, c’est probablement autant parce que la haine des juifs connaît une nouvelle flambée, que parce que personne ne sait clairement ce que ce terme veut dire et comment l’employer à bon escient. Les juifs d’ailleurs attendent-ils qu’on les « aime », ou plutôt qu’on ait pour eux suffisamment de respect pour les laisser vivre en paix ? Car le philosémitisme, Pierre-André Taguieff l’a bien montré[1], n’est souvent qu’un anti-antisémitisme protestataire, qu’un contre-courant en soi salutaire mais qui ne préjuge en rien de l’affection qu’on peut avoir pour « les juifs », si tant est que cette généralisation ne soit pas en soi abusive. Quand la France s’est coupée en deux à propos de l’affaire Dreyfus, il y eut ceux qui se contentèrent comme Zola (J’accuse) de réclamer justice – c’était déjà beaucoup ! – et ceux qui, tel Péguy, ajoutèrent à leur militantisme républicain une « amitié mystique » avec les juifs dont témoignent ses relations fraternelles avec Bernard Lazare.
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Si le philosémitisme demeure ambivalent, c’est que sa nature et sa portée changent en fonction de la motivation qui l’anime, et de la prise réelle ou fictive de risques que cette attitude favorable aux juifs induit. Se dire philosémite aujourd’hui n’est pas sans risques, mais encore faut-il savoir pourquoi on éprouve le besoin de se définir ainsi : par souci de ne pas commettre une injustice, ou pour payer une sorte de dette à l’endroit d’un peuple – mais les juifs en sont-ils un ? – qui n’a comme aucun autre été persécuté alors qu’il a tant apporté à l’humanité ? Mais alors que l’antisémite actuel ne prend même plus la peine d’argumenter pour tenter de justifier sa détestation des juifs comme on le fit aux XIXe et XXe siècles, le philosémite peine à formuler clairement les raisons de l’attachement qu’il leur porte.
Passions
On peut en effet se recommander d’un universalisme abstrait au nom duquel les juifs ne sauraient être exclus de l’humanité et méritent comme tous les êtres humains protection et respect. Ce fut la position des Lumières qui permit l’émancipation des juifs, en France d’abord (1791) puis un peu partout en Europe. Or, si c’est là un acquis non négociable, il ne contient aucun philosémitisme avoué, et conduit plutôt à une neutralité pouvant même aller jusqu’à une négation de la « judéité », telle que les juifs la revendiquent et non telle qu’on cherche à la leur imposer. Est-ce à dire qu’en tant qu’individus, communauté mais certainement pas « race », les juifs ne répondent adéquatement ni aux exigences de l’universalité formelle qui tend à les déposséder de toute identité, ni à celles de la singularité culturelle tant sont diverses leurs particularités quant aux langues parlées – 72 dans toute la diaspora ! –, aux cultures représentées, et aux choix politiques et religieux assumés.
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On se souvient de la scène de Manhattan où Woody Allen, déprimé, énumère les raisons d’aimer la vie. Ces raisons ont-elles jamais empêché quelqu’un de se suicider ? Il en est un peu de même quand on égrène les qualités des juifs en espérant qu’elles vont décourager les antisémites. C’est peine perdue car l’antisémitisme est une « passion triste » (Spinoza) qui se nourrit d’elle-même et n’a que faire des arguments des philosémites qui peuvent d’ailleurs se révéler tout aussi passionnels. Rien de plus ambigu donc, et contreproductif, que cette sorte de « discrimination positive » consistant à faire valoir les qualités, talents et mérites justifiant que les juifs aient le droit d’exister comme les autres hommes. Généralement de bonne foi, le philosémite empressé mesure mal ce qu’il y a d’odieux dans le seul fait de prétendre évaluer ce qui vaut aux juifs la considération des non-juifs. À chacun par ailleurs son évaluation, et à toute qualité réelle ou imaginaire pourraient être opposés un défaut, une insuffisance, une prétention inacceptable.
Mieux vaudrait peut-être se demander si ce tout petit peuple n’est pas, en Israël mais aussi dans le monde, le laboratoire où se cherche une humanité encore « en souffrance » et dont l’unité – mais de quel ordre ? – inclurait nécessairement la diversité. Du destin d’Israël dépendrait en ce cas davantage que la survie du monde occidental face au terrorisme islamique. Tout philosémite respectueux pourrait plutôt dire comme Maurice Blanchot : « Je suis avec Israël quand Israël souffre. Je suis avec Israël quand Israël souffre de faire souffrir. [2]» Essayons donc d’être au moins équitables envers les juifs, avec l’espoir de nous comporter s’il le fallait comme des Justes.
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[1] Pierre-André Taguieff, Sortir de l’antisémitisme ? Le philosémitisme en question, Odile Jacob, 2022.
[2] Maurice Blanchot, « Ce qui m’est le plus proche… », Globe, n°30, juillet-août 1988, p. 56.