Le débat est toujours vif entre les tenants d’un Molière farcesque et populaire et ceux qui défendent sa profondeur quasi élitiste. À l’inverse, il en est même qui estiment qu’il « n’est pas un grand écrivain ». Et si son œuvre se plaçait, tout simplement, au-delà de ces querelles ?
Le ver a été mis dans le fruit d’emblée, par l’ami Boileau – les critiques sont-ils jamais vraiment des amis ? : « Dans le sac ridicule où Scapin s’enveloppe, je ne reconnais pas l’auteur du Misanthrope. » La malédiction dure depuis quatre siècles. Il y aurait donc dans l’œuvre de l’auteur Molière, d’un côté des pièces nobles et profondes (Misanthrope, Tartuffe, Dom Juan…) et de l’autre des farces vulgaires (Georges Dandin, Les Fourberies de Scapin, L’Avare…) souvent puisées chez des auteurs comiques anciens (Plaute) ou contemporains (Cyrano de Bergerac).
Cette facile séparation de l’œuvre en deux versants épouse la limite qui a été celle de l’art de l’acteur Molière sa vie durant, triomphant dans le genre comique, échouant dans le tragique. « Le Roi a un peu baillé à Nicomède », persifle Saint-Simon lors de la première représentation de la troupe devant la cour de Louis XIV, dans l’actuelle salle des Cariatides, au Louvre. Molière se rattrape aussitôt en enchaînant avec une bouffonnerie de son cru, si bien que leurs majestés « se tenaient les côtes de rire ». Quinze ans plus tard, lors de son enterrement, on entend certains commenter : « On ne sait pas ce que valent ses pièces, mais qu’est-ce qu’il nous aura fait rire ! »
Depuis Molière, nous avons aussi conservé une distribution, un découpage toujours en vigueur. Il y a deux sortes d’auteurs dramatiques : les praticiens et les reclus. Ceux qui écrivent dans le secret de leur cabinet, et ceux qui participent activement au montage et à la représentation de leur pièce, quitte à devenir chefs de troupe, voire directeurs de théâtre. Ainsi, nous avons d’un côté, Corneille, Racine, Marivaux, Musset, Labiche, Montherlant… De l’autre, Molière, Voltaire, Guitry, Cocteau, Bourdet… Il faut dire que l’activité d’auteur dans sa tour est bien solitaire et mélancolique parfois, alors que monter une pièce est une activité exaltante et joyeuse.
Mon amie de cœur, l’actrice Maïa Simon, m’a confié un jour n’être jamais entrée dans Molière, dont elle trouvait le style guindé, extérieur, satirique, peu adapté aux nuances du cœur humain, et dénué de la sensibilité nécessaire à la peinture de l’angoisse contemporaine. Pour Maïa, le grand auteur, incomparable, était Tchekhov. Il m’a semblé retrouver de cette condamnation dans de récents propos d’Olivier Py qui hasardait, dans Le Magazine littéraire : « Molière n’est pas un grand écrivain. C’est un petit auteur du xviie siècle qui avait la faveur du roi, et qui pour des raisons historiques et politiques est devenu emblématique de l’esprit français, de la France, puis de la IIIe République, alors que Shakespeare… »
Dieu merci, j’ai été préservé très jeune de ces aberrations de jugement par deux de mes maîtres, Jacques Lassalle et Michel Bouquet.
Lassalle est venu à Molière tard, aux abords de la cinquantaine.
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Quant à Bouquet, il a abordé Molière d’emblée, par les seconds rôles dans L’Avare, Le Malade imaginaire, Dom Juan, œuvres qu’il n’a cessé d’approfondir en y interprétant les rôles-titres, et en les commentant au cours des décennies dans ses cours d’art dramatique. Ainsi Tartuffe a ouvert et clos sa carrière théâtrale : il a été Cléante en 1944 et Orgon en 2017, dans la flamboyante et baroque mise en scène de Michel Fau (l’intuition d’un très vieil Orgon s’est avérée être d’une terrible vérité).
Bouquet et Lassalle, qui ne se sont jamais rencontrés – tant le premier tenait à distance l’art de la mise en scène et tolérait à peine une mise en place – ont révélé des abîmes dostoïevskiens et métaphysiques dans l’œuvre de Molière, comme sans doute jamais auparavant, même si Jouvet avait ouvert la voie. La mise en scène de L’École des femmes de Lassalle n’était-elle pas d’ailleurs un écho à la scénographie originale de Jouvet ?
Du populaire registre comique aux ciels plus sombres et menaçants
On a dit que la grande tragédie du xviie siècle n’était pas Phèdre de Racine, mais Le Misanthrope de Molière. Oui, on peut sortir l’œuvre moliéresque du populaire registre comique pour la tirer vers des terrains plus mouvants, des ciels plus sombres et menaçants. Le changement s’opère tout naturellement quand il s’agit de L’Atrabilaire amoureux, ou d’autres pièces sur lesquelles il serait facile de projeter nos obsessions contemporaines : L’École des femmes (pédocriminalité et inceste), Dom Juan (violeur type #Metoo), Tartuffe (radicalisation)… mais quid des farces où le comédien Molière a déployé jadis ses outrances comiques, ses jeux de jambes à la Robert Hirsch ou ses grimaces à la Louis de Funès ?
Il me semble que ce qui est vrai d’Argan, d’Orgon ou d’Arnolphe l’est aussi de Scapin, et qu’il y a plus de profondeur que l’on croit dans les roueries de cet arlequin-là. Bien sûr, la pièce fonctionne sur le mode burlesque, des slapstick comedy, comme disent les Américains, et elle est montée le plus souvent ainsi. Pourtant, si l’on veut bien s’arrêter un instant, ne serait-ce que sur les motivations de Scapin à s’entremettre, à prendre des risques dans les différends d’un fils avec son père, on peut y lire un peu plus que cette naturelle bienveillance maternelle qui est celle de Toinette ou de Dorine à l’égard de la jeune fille de la maison.
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Lorsque le jeune Octave arrive déconfit devant Scapin, il a un soupir tout racinien : « Hélas, tu ne sais pas la cause de mon inquiétude. » Ce à quoi l’aîné répond : « Mais il ne tiendra qu’à vous que je la sache bientôt, et je suis homme consolatif, homme à m’intéresser aux affaires des jeunes gens. »
Rappelons qu’à la création, en 1670, Molière lui-même tenait le rôle de Scapin, et Michel Baron, son disciple et amant, celui d’Octave. Scapin annonce bel et bien Vautrin, cet homme mûr qui, rencontrant le jeune Rubempré désespéré au bord d’une route, lui propose de faire sa fortune à condition qu’il accepte de se donner à lui.
De la même façon, on a trop tendance à voir L’Avare comme une caricature pittoresque. Il me paraît que le sujet de cette pièce est la solitude, le refus jusqu’au-boutiste de lâcher prise. Harpagon défie la mort, s’imagine qu’il vivra toujours. L’œuvre qu’il a accomplie, les maisons qu’il a bâties, les biens qu’il a amassés, il les gardera éternellement pour lui, ne les léguera à personne, pas même à ses enfants, jamais. Il n’entend pas qu’on lui succède. Pour lui, la succession est une dépossession.
Des pièces moins pittoresques qu’elles n’y paraissent
Il faut atteindre un certain âge pour comprendre le point de vue d’Harpagon. Mesurer, comme Satan fait voir au Christ, l’étendue des richesses à portée de main. Le vieux père, voyant « que l’âge dans ses nerfs a fait couler sa glace », comme écrit si bien Corneille, hésite encore un moment à donner à ses enfants la signature sur ses comptes en banque, en cas de pépin, d’accident vasculaire cérébral, d’incapacité… il vacille.
L’Avare n’est pas le bouffon de Louis de Funès se débattant avec sa cassette ou se réveillant ailleurs au son de « Monsignor, il est l’or ». Il est Le roi se meurt de Ionesco, cet autre Avare qu’a aussi incarné Michel Bouquet. Il ne s’agit pas d’or mais de refus d’abdiquer, de céder la place, de quitter la partie.
À cet égard, Le Misanthrope n’a cessé de jalonner ma vie.
Lorsque je faisais du théâtre étudiant avec la troupe de l’Essec, j’ai figuré un tout jeune Alceste tourmenté, sous la direction de Serge Gaymard. Le futur producteur Marc Barbault était notre Dubois burlesque ; il s’est alors taillé un franc succès.
Plus tard, en 1993, Ingmar Bergman, a hésité pendant quelques mois entre créer ma pièce Ce qui arrive et ce qu’on attend, que lui avait fait lire Bibi Andersson, et remonter… Le Misanthrope. Bergman a opté pour Molière, son dernier spectacle français. Il est ensuite retourné aux brumes de Strindberg, d’Ibsen, et au ciel suédois. La cruauté de cet espoir déçu me taraude encore, trente ans après. C’était inévitable pourtant. Tout créateur finit par s’identifier à Alceste, ce personnage à qui tout échappe, amitié, amour, réussite sociale, qui voit tout s’évanouir au bout de sa main tendue. Alceste joue le jeu social, et perd la partie. Il quitte Paris. Molière avait résumé la chose dans deux vers d’Amphitryon : « Vers la retraite en vain la raison nous appelle ; en vain notre dépit quelquefois y consent. »