Conflit au Moyen Orient et militantisme étudiant. Le tumulte tant redouté gagne la France. Les évènements les plus inquiétants survenus dans les facs anglo-saxonnes peuvent-ils demain se produire à Science-Po? Jeremy Stubbs raconte et analyse.
Depuis le 7 octobre, le souhait de toute institution et de tout être civilisés doit être de voir la fin du Hamas. La défaite de ce dernier n’est pas seulement vitale pour la sécurité des Israéliens – et Dieu sait si elle est vitale. Elle est nécessaire aussi afin de garantir un avenir normal pour les Palestiniens et améliorer leurs chances de fonder un jour leur propre État. Enfin, au-delà du conflit israélo-palestinien, la réduction à l’impuissance du Hamas est essentielle à la stabilité de tout le Moyen Orient ainsi qu’au renforcement de l’image de la démocratie dans le monde, durement éprouvée ces derniers temps par les tactiques agressives des régimes autoritaires.
Pourtant, même si Israël arrive à vaincre les forces armées de cette organisation terroriste, la défaite matérielle du Hamas ne signifiera pas la défaite de l’esprit du Hamas. Car cet esprit vit et évolue en toute liberté sur les campus des universités occidentales. Depuis une dizaine de jours, la vague de manifestations et de sit ins, accompagnés par l’érection de tentes et par des actions d’agitprop empreintes d’un antisémitisme décomplexé, qui a déferlé sur les universités américaines a trouvé des émules ailleurs. En Italie, à la Sapienza à Rome. En Australie, aux universités de Sydney et de Melbourne. Au Royaume Uni, au Collège universitaire de Londres (UCL) et aux universités de Warwick et d’Oxford. Et bien sûr en France, sur deux des campus parisiens de Sciences Po. A Berlin, la police vient de démanteler un camp de tentes créé le 8 avril par un groupe comprenant au moins un doctorant antisioniste de l’université libre de cette ville, la Freie Universität. Il ne s’agit nullement d’un phénomène anodin. Ces étudiants et militants – qui, aux États-Unis, jouissent souvent du soutien d’une grande partie du corps professoral – ne sont pas simplement des jeunes naïfs qui traversent une phase de rébellion avant de devenir des adultes au sens plein du terme. Quel que soit leur destin ultérieur, ils sont actuellement en train de pactiser avec le diable, en cautionnant les atrocités du Hamas, en prônant le recours à la violence et – au nom de la cause palestinienne – en se faisant les porte-parole complaisants des pires des terroristes. Comme nous le verrons, ils ont du sang sur les mains. Pour l’instant, c’est du sang métaphorique mais qui pourrait facilement se transformer en sang littéral.
Les étudiants-activistes appartenant à ce mouvement qui se veut planétaire invoquent unanimement l’exemple de l’université de Columbia, à New York, où les manifestations ont été les plus médiatisées. Cet établissement supérieur, dont le nom est censé évoquer Christophe Colomb et le voyage vers un monde nouveau, nous invite aujourd’hui à explorer un univers étrange où des personnes bénéficiant de tous les privilèges que peuvent offrir une société et une éducation démocratiques troquent les acquis de la civilisation contre les slogans de la barbarie. Comment en sont-ils arrivés là ?
Monde nouveau, haine ancienne
A certains égards, l’histoire de l’activisme pro-Hamas à l’université de Columbia est typique des établissements américains les plus prestigieux, mais les étudiants ultraradicaux font preuve d’une défiance particulièrement entêtée et il y a une différence dans l’enchaînement des événements. Comme ailleurs, en réponse aux horreurs du 7 octobre, certains étudiants publient une déclaration exprimant leur soutien à « l’action militaire » du Hamas. Le 30 octobre, face aux critiques dont ces jeunes font l’objet – y compris l’annulation par un grand cabinet d’avocats à New York des offres d’emploi pour les signataires de cette déclaration – une lettre ouverte paraphée par plus de 100 enseignants-chercheurs défend les étudiants, refusant de les considérer comme des antisémites et sommant l’université de couper les liens avec Israël, accusé d’imposer un régime d’apartheid aux Palestiniens. Columbia reste néanmoins divisée, car une autre lettre ouverte, signée par plus de 200 professeurs, réaffirme la nécessité de maintenir les liens entre l’université et les institutions israéliennes. En novembre, comme ailleurs, les autorités universitaires lancent un groupe de travail consacré à l’antisémitisme sur le campus, afin sans doute de botter la question en touche en ayant l’air de faire quelque chose. En décembre, une commission de la Chambre des représentants entre en scène. Il s’agit du House Committee on Education and the Workforce, présidé par la Républicaine, Virginia Foxx, qui invite les présidentes des universités qui sont accusées de tolérer des actes antisémites à venir se justifier. C’est ainsi que Claudine Gay de Harvard, Liz Magill de l’université de Pennsylvanie et Sally Kornbluth du Massachusets Institue of Technology (MIT) se sont couvertes de honte en public, en maintenant que certaines paroles ne sont antisémites que selon « le contexte ». Les deux premières doivent démissionner. Or, la présidente de Columbia, Minouche Shafik, n’a pas pu assister aux audiences à ce moment-là, ce qui a permis à son institution de ne pas être mise sur la sellette comme les autres. L’activisme des étudiants les plus radicaux a pu continuer sans frein et faire preuve d’un degré de virulence dans ses expressions qu’on a rarement atteint ailleurs.
Par exemple, en février, une affiche circule sur le campus comportant l’image d’une mouffette accompagnée de la légende : « Beware ! Skunk on campus. Brought to you in collaboration by Columbia University and the IDF » En français, « Attention! Mouffette sur le campus, grâce aux efforts combinés de l’université de Columbia et l’Armée de défense d’Israël ». Non seulement il y a ici un rejet de la présence d’étudiants juifs dans les locaux de l’université, ainsi que des liens entre l’université et Israël, mais aussi un rappel des pires images de propagande nazie comparant les Juifs à des vermines.
Le 24 mars, un séminaire virtuel est organisé par le Columbia University Divest Group, une association d’étudiants informelle qui, dans la campagne pour contraindre les universités à mettre fin à toute collaboration économique avec Israël, a pris la relève de deux organisations très connues, Students for Justice in Palestine et Jewish Voice for Peace, interdites par les autorités de Columbia en novembre. Baptisé « Résistance 101 », ce séminaire accueille la coordinatrice internationale de Samidoun, réseau de solidarité aux prisonniers palestiniens, une organisation interdite en Allemagne depuis octobre 2023, et son époux, un dirigeant du Front populaire de libération de la Palestine. Leur message est très clair. Selon leur propre déclaration : « Il n’y a rien de mal à être un combattant du Hamas ».
Des exemples similaires émaillent le témoignage écrit, remis le 29 février à la commission de Virginia Foxx sous la forme d’un texte de 19 pages, par Eden Yadegar, une étudiante à Columbia. Ce texte, documents à l’appui, raconte non seulement les insultes et brimades dont les juifs sont l’objet dans les locaux de l’université, mais aussi les nombreuses déclarations publiques des militants propalestiniens faisant l’éloge du Hamas, du Hezbollah et du Jihad islamique palestinien.
C’est dans ce contexte que, finalement, le 17 avril, la présidente de Columbia comparait elle aussi devant la commission de Foxx. Minouche Shafik, une économiste anglo-américaine de renom, musulmane née en Égypte, se trouvera entre l’enclume et le marteau, critiquée d’un côté par les politiques républicains pour son manque de fermeté, et de l’autre par ses collègues et étudiants pour son excès… de fermeté. Lors de l’audience, elle avoue que des slogans comme « de la rivière à la mer » sont « incroyablement blessants » mais se révèle incapable de dire s’ils sont antisémites et enfreignent les règles de son institution. Elle justifie son action depuis le 7 octobre, en insistant sur une lettre qu’elle a envoyée aux étudiants qui définit le langage à utiliser et confine les manifestations à certains espaces sur le campus pour que les étudiants juifs ne soient pas obligés d’entendre les slogans chantés par les manifestants ! La violence des paroles est donc tolérable, pourvu que les victimes n’y soient pas directement exposées. La conclusion de Virginia Foxx : Columbia est devenue « une plateforme pour ceux qui soutiennent le terrorisme et la violence contre le peuple juif ».
Pour les étudiants propalestiniens de Columbia, la comparution de leur présidente devant la commission est l’opportunité parfaite pour monter au créneau et exprimer toute leur haine d’Israël. Au début de l’audience, un groupe se proclamant « antisioniste » essaie en vain de faire irruption dans la salle. Quelques heures plus tôt, un campement est installé sur la pelouse dans la cour principale de l’université et des déclarations pro-Hamas et antisémites commencent à fuser de partout. En réaction, Shafik appelle la police new-yorkaise (le NYPD) à la rescousse pour expulser les campeurs, dont une centaine sont arrêtés par les forces de l’ordre. Mais le 22, les manifestants – 200 cette fois – sont de retour avec leurs tentes et bloquent une partie des locaux universitaires. La présidente est contrainte d’annoncer que désormais les enseignements se feront en partie de manière virtuelle. Un grand nombre des professeurs signent une déclaration formulée par le sénat de l’université qui critique la manière dont Shafik a géré la situation et dénonce « une attaque sans précédent perpétrée contre les droits des étudiants ». Des politiques républicains appellent à sa démission pour les raisons opposées. Toujours le 22, un professeur juif, Shai Davidai, essaie d’entrer dans les locaux principaux de l’université à la tête d’une contre-manifestation mais trouve que sa passe magnétique a été désactivée. Les autorités universitaires l’informent qu’il a été exclu parce qu’elles ne pouvaient pas garantir sa sécurité. Par lâcheté donc, elles auraient choisi de garantir la sécurité des propalestiniens plutôt que celle des Juifs. On pense au cas de la police londonienne qui, le 13 avril, menace d’arrêter un militant juif, Gideon Falter, s’il ne quitte pas l’endroit où a lieu une manifestation propalestinienne. Un policier l’informe que, étant « openly Jewish » (« ouvertement juif ») car portant une kippa, il va constituer une provocation pour les manifestants. Les dirigeants des forces de l’ordre ont dû lui présenter leurs excuses deux fois par la suite. Toujours le 22 avril, un des donateurs les plus importants de Columbia, Robert Kraft, annonce qu’il suspend ses contributions financières à l’université. Un autre donateur multimilliardaire, le juif anglo-américain, Sir Leonard Blavatnik, fait de même.
Une simple tempête dans un verre d’eau, toute cette agitation ? Que nenni ! L’incitation à la haine et au meurtre par les propalestiniens est réelle, même si, jusqu’à présent, elle a été suivie de très peu d’effets littéraux. Dans une déclaration du 21 avril, le maire démocrate de New York, Eric Adams, témoigne avoir vu une manifestante qui tenait une pancarte montrant une flèche qui désigne des étudiants juifs avec la légende « Les prochaines cibles d’Al-Qasam », une allusion aux brigades Al-Qassam du Hamas. C’est l’esprit du Hamas, l’esprit même du 7 octobre qui surgit au centre de New York.
Les enfants pourris gâtés au pouvoir
Ce qui peut étonner au premier abord, c’est que ce sont les établissements d’enseignement supérieur les plus prestigieux qui sont frappés par le fléau de l’esprit du Hamas. L’Anti-Defamation League, une ONG fondée en 1913 pour lutter contre l’antisémitisme surtout aux États-Unis, a récemment publié son « Campus Antisemitism Report Card », un classement des universités américaines selon la fermeté de leur réponse aux menaces posées par l’antisémitisme depuis le 7 octobre. Les scores vont de A (très bien) à D (« deficient » ou insuffisant), avec F pour « failing », c’est-à-dire en situation d’échec. Sur les 85 universités américaines évaluées, seules deux reçoivent un A. L’une d’entre elles est Brandeis, une institution fondée avec le soutien de la communauté juive. 24 reçoivent un D et 11 un F. Dans ces catégories se trouvent la plupart des universités les plus prestigieuses et où les frais de scolarité sont souvent les plus élevées : CalTech, Columbia, Cornell, Johns Hopkins, Princeton, Berkeley, Chicago ou Yale… pour les D ; Harvard, MIT, Stanford, Tufts… pour les F.
Les facteurs qui expliquent ce phénomène sont nombreux et complexes. Il est clair d’abord que les étudiants dans ces institutions sont soit des enfants gâtés, fils et filles de riches, qui ne craignent rien s’ils ont besoin de redoubler une année ou de changer d’université, soit des personnes appartenant à des minorités qui pensent qu’elles ont quelque chose à gagner en exploitant leur statut supposé de victime. La propagande anti-israélienne, comme les doctrines wokistes en général, est profondément ancrée depuis longtemps dans les programmes par un corps enseignant qui se comporte plus comme des activistes que comme des chercheurs. Les organisations militantes comme Students for Justice in Palestine sont généralement très fortes, subventionnées par l’argent de philanthropes américains (j’en ai déjà parlé dans Causeur). Les autorités universitaires sont relativement timides dans leurs critiques des excès des manifestants, car elles doivent craindre dans une certaine mesure la réaction des pays du Moyen Orient – surtout le Qatar – qui leur versent des sommes importantes pour financer des programmes d’étude et de recherche. Il y a aussi la présence, surtout à New York, de militants antisionistes juifs, qui apportent une forme de caution au mouvement propalestinien. L’organisation la plus en vue à cet égard, Jewish Voice for Peace, compte dans son conseil d’administration plusieurs intellectuels comme Noam Chomsky, Judith Butler ou Naomi Klein. Cette dernière vient, le 24 avril, de signer une tribune virulente dans The Guardian, traitant le sionisme de « fausse idole » et Israël d’« ethno-État militariste ».
Enfin, des établissements comme Columbia et l’université de New York (NYU) exploitent l’action en faveur de la « justice sociale » dans leur marketing, mettant en valeur le radicalisme de leurs étudiants dans le passé et, dans le cas de NYU, invitant les clients potentiels à choisir leur cause parmi celles qui sont proposées sur le campus : LGBT, féminisme, antiracisme…
Lâcheté de la violence, héroïsme de l’art
Que cette vague de manifestations arrive à Sciences Po Paris n’est pas tout à fait étonnant dans la mesure où cette institution entretient de multiples liens avec les grandes universités américaines. Il y a même un double diplôme Sciences Po–Columbia qui a sans doute servi à renforcer l’axe de solidarité entre des étudiants des deux établissements. C’est ainsi que certains étudiants français ont appris de leurs collègues américains que l’objectif d’un étudiant n’est pas toujours de suivre des cours pour apprendre… mais de bloquer l’accès aux cours en prétendant déjà tout savoir !
Il y a une terrible ironie dans le fait que ces manifestations sont organisées au nom de la paix. Dans un post sur X qui porte aux nues l’action des étudiants de Sciences Po, Rima Hassan, 7e sur la liste de LFI pour les européennes, proteste contre « une pression politique [qui] s’exerce contre les voix de la paix ».
Jean-Luc Mélenchon s’adresse aux étudiants en disant, « vous êtes l’honneur de notre pays ».
Pourtant, on peut très légitimement demander si des déclarations et gestes antisémites sont de nature à favoriser la paix. Une image datant d’hier montre des étudiants propalestiniens devant la porte d’entrée de la rue Saint-Guillaume, les mains en l’air couvertes de peinture rouge. Un compte-rendu du Figaro étudiant confirme la réalité de cette photographie. Or, un post sur X par le Franco-israélien Julien Bahloul suggère une manière de déchiffrer le symbolisme de ce geste en juxtaposant cette image et une autre, un cliché pris par Chris Gerald pour AFP à Ramallah en Cisjordanie, le 12 octobre 2000. Le document se trouve sur le site de la Bibliothèque nationale de France avec la légende : « Salué par la foule, un jeune Palestinien montre fièrement ses mains couvertes du sang d’un soldat israélien, depuis la fenêtre d’un poste de police palestinien. Deux soldats israéliens ont été lynchés par la foule qui avait envahi le poste de police ».
En d’autres termes, nos étudiants sont peut-être motivés, non par une gentillesse excessivement naïve, mais aussi par le désir de voir versé du sang israélien. Que ce soit d’un côté de l’Atlantique ou de l’autre, ces jeunes simulent une violence qu’ils appellent de leurs vœux mais qu’ils souhaitent commise en réalité ailleurs par autrui. Si ces lâches voulaient un vrai exemple de courage, ils se tourneraient non pas vers les psychopathes du Hamas mais vers un homme qui a surmonté une attaque à l’arme blanche justement dans l’état de New York. C’était le 12 août 2022 que le romancier Salman Rushdie était la victime d’un djihadiste venu à sa conférence pour exécuter le fatwah contre l’auteur des Versets sataniques prononcé par l’ayatollah Khomeini 33 ans plus tôt. Son nouveau livre, Le Couteau : réflexions suite à une tentative d’assassinat vient de paraître aux éditions Gallimard. Il y raconte comment il a surmonté cette épreuve qui l’a laissé aveugle à l’œil droit. Rendant hommage à l’équipe de Charlie Hebdo, il déclare qu’il a voulu « répondre à la violence par l’art ». Voilà le vrai héroïsme qui devrait inspirer tous les jeunes aujourd’hui.
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