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Colum McCann après


Colum McCann après

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La lecture de cet article, comme je l’ai évoqué dans son pendant, est rigoureusement réservée à ceux qui ont déjà lu Et que le vaste monde poursuive sa course folle de Colum McCann. Elle gâcherait aux autres un très grand plaisir et bien des surprises.

Et que le vaste monde poursuive sa course folle est composé d’un prologue et de douze récits. Onze voix se succèdent : Ciaran, Claire Soderberg, Lara Liveman, le funambule, Fernando Yunqué Marcano, Sam, Tillie, le funambule, Solomon Soderberg, Adelita, Gloria, Jaslyn. Six récits à la première personne ; cinq récits à la troisième personne, mais livrant toutes les perceptions et les pensées du personnage (parmi eux, les deux magnifiques récits du funambule, double romanesque anonyme du funambule français Philippe Petit) ; un récit, enfin, balançant entre la première et la troisième personne (celui de Claire). Une voix irlandaise et neuf voix new-yorkaises convergeant toutes vers un seul point, décrivant leurs spirales autour d’un point unique : la journée du 7 août 1974.
Ce jour-là, au matin, le funambule dansa sur un câble tendu entre les deux tours du World Trade Center. La mort ne le saisit pas. Elle attendit la nuit et en emporta un autre : Corrigan, l’autre personnage central du roman. Le concert de ces dix voix de l’année 1974 est couronné par une dernière voix new-yorkaise, celle de Jaslyn, qui résonne trente deux ans plus tard, en 2006.

Onze vies. Onze douleurs. Onze joies. Mais un seul monde. Eclairé par deux étoiles tremblantes : le funambule et Corrigan.

Corrigan meurt.

Il meurt dès la fin du premier des douze récits, qui fait entendre la voix de Ciaran, son frère. Mais il ressuscite plus tard, à de multiples reprises, à la croisée d’autres vies. La plus grande partie du roman est ainsi baignée dans l’eau de l’irrésistible mortalité de Corrigan. Nous qui le savons mort, chaque nouvel instant de sa vie nous en devient infiniment précieux. Corrigan est mortel. Merveilleusement mortel. Comme nous tous. En sa présence, nous devenons enfin qui nous sommes. Nous devenons nous autres mortels. Nous découvrons notre Commun authentique, la mortalité. Sans elle, comment pourrions-nous nous supporter les uns les autres une seule seconde ? Sans sa grâce sur nous tombée, comment pourrions-nous, parfois, nous aimer ? Comment le mot amour pourrait-il avoir le moindre sens pour nous ?

Colum McCann tend le fil de son roman entre Corrigan et le funambule. Des traits communs les relient l’un à l’autre : l’amour de l’instant présent, le désir d’atteindre l’absolu du présent, de le porter à incandescence ; la quête de la beauté, qui est sans pourquoi ; l’absence de peur de la mort, le consentement à la mortalité. Mais d’autres traits relient aussi secrètement le funambule avec les hommes qui ont précipité des avions contre ces mêmes tours du World Trade Center : l’hybris, le sentiment d’élection, le sentiment d’appartenir à une humanité supérieure. Une certaine indifférence à l’égard des simples mortels. Sur ce point, le funambule diverge de Corrigan.

La grandeur de Et que le vaste monde poursuive sa course folle tient aussi à son amour pour ce qui est petit. Et réel. Tout près du sol. Colum McCann n’est jamais général. Il entre perpétuellement dans les détails. Au pied du World Trade Center, il aperçoit par exemple « une femme avec un chandail vert, tout contre l’édifice, qui se baissait sans cesse pour lacer ses chaussures. De petites pluies de plumes s’échappaient de ses mains. Elle ramassait les oiseaux morts qu’elle mettait dans des sacs plastique. Des passereaux, dont beaucoup de pinsons à gorge blanche. » Beaucoup de motifs infimes reviennent à travers le roman, avec une maîtrise et une précision admirables, faisant résonner leurs échos, déployant leur richesse métaphorique : ainsi des vieux costumes du père de Corrigan, de la grève des éboueurs ou encore du coyote solitaire. Et cette petite prouesse narrative, enfin : le sixième récit, celui de Sam, n’est relié au reste du roman, outre son évocation du funambule, que par un détail minuscule qui surgit bien plus tard : une cabine téléphonique sonnant dans le vide aux abords du Word Trade Center…

La rencontre de l’espérance et de l’art du roman est une chose très rare. Elle advient pourtant de façon authentique dans Et que le vaste monde poursuive sa course folle.

Pour échapper à l’espérance, il existe deux voies royales. La première consiste à nier l’existence du mal et de la mort. C’est la voie du kitsch, de la « positive attitude« , qui jusqu’à l’écœurement prétendent ne voir partout que du bien, que lumière, que vie. À nous tous qui tâtonnons avec angoisse, avec joie, sur le fil ténu de notre existence, le kitsch proclame ce mensonge tonitruant : « Il est certain que tu ne tomberas pas ! »

L’autre voie royale est celle du désespoir. Le désespoir est aussi aveugle que le kitsch : il ne voit que le mal, la mort et tout ce qui s’achève. Il proclame un autre mensonge : « Il est certain que tu tomberas ! Le pire est toujours certain ! » En pariant toujours sur le pire, il aspire à une maîtrise illusoire sur la vie humaine. Sa « lucidité » est cécité.

La vérité est du côté de l’espérance. Elle affirme : « Rien n’est certain, pas même le pire ! » Elle affirme : « Il est possible que tu tombes ou que tu ne tombes pas. Je n’en sais rien. » Cette incertitude est la condition de possibilité de l’espérance.

L’espérance ne fait disparaître du monde ni le mal ni la mort. Ancrée obscurément dans nos corps, elle est seulement une transfiguration du regard, un arrachement au désespoir, qui ne voit que le mal et partout ce qui finit. Qui éprouve de la jalousie et de la haine pour ce qui commence, ailleurs ou en moi. Qui désire l’écraser, en nier l’existence. L’espérance est simultanément un arrachement au kitsch, qui ne voit partout que le bien et ce qui commence. L’espérance voit ce qui commence et ce qui finit. Elle voit tout.

Et prononce un amen que rien ne justifie. Sinon sa tenace folie printanière.

Et que le vaste monde poursuive sa course folle

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