La singularité de Et que le vaste monde poursuive sa course folle de Colum McCann tient à trois prouesses : une construction romanesque d’un art souverain, très complexe, captivante, d’une rare beauté ; l’intense vitalité, la richesse et la profondeur charnelle de tous ses personnages ; la rencontre, très difficile et qui pourtant ici s’accomplit, de l’art du roman, ce vieux sceptique incurable, avec la vertu authentique de l’espérance – qui elle aussi est inconciliable avec le mensonge du kitsch.
Le cinquième roman de cet Irlandais de quarante-quatre ans vivant à New York est l’une des œuvres romanesques les plus puissantes des dix dernières années. Il est très réjouissant que de grands romans obtiennent quelquefois un large succès. Un tel phénomène a la vertu de nous aider à aimer un peu plus nos contemporains, ce qui n’est pas une mince affaire, assurément. J’éprouve, à ce titre également, une vive gratitude envers Colum McCann, qui ne fait certes pas partie des écrivains maudits, mais bien des écrivains bénis.
Cet article est destiné à ceux qui sont encore vierges de la lecture de son roman. Il sera suivi d’un autre (Colum McCann après), rigoureusement réservé à ceux qui l’ont déjà lu. Mais l’envie est grande de vous conseiller d’interrompre ici même votre lecture, pour plonger immédiatement dans le roman de McCann, nus, sans rien en savoir, tâtonnant dans le noir vers la beauté. Il ne peut rien vous arriver de mieux.
Et que le vaste monde poursuive sa course folle est un voyage magnifique à l’intérieur de onze âmes, dont la plupart errent dans le New York des années 1970. Le roman est composé de la succession de douze récits (dont deux ont le même narrateur). Cinq voix d’hommes, six voix de femmes, superbement entremêlées pour tisser ensemble l’inouïe concrétude du monde. (Le Monde, ne se départissant pas du sérieux irréprochable qu’on lui connaît, n’hésite pas à donner le premier des onze narrateurs pour le narrateur unique du roman.) Chaque récit, tantôt à la première, tantôt à la troisième personne, et l’un d’eux écrit dans un balancement entre l’une et l’autre, fait résonner la voix, les perceptions, les pensées d’un nouveau narrateur. Le début de chaque récit ressemble à la progression dans l’obscurité d’un tunnel. Nous ignorons d’abord qui parle. La voix et la situation émergent peu à peu. Lentement, nous sortons du tunnel et le visage de celui qui nous parle s’éclaire. Douze fois, délectablement, ce jeu se répète. Parfois, le récit est très bref et la rencontre reste suspendue, tristement fugace. Pourtant, tous ces récits, qui semblent d’abord autonomes, ne racontent qu’une seule histoire. Et les personnages que le romancier semblait avoir oubliés, laissé à jamais disparaître, reviennent parfois plus tard dans d’autres récits. Au détour d’une autre vie, nous découvrons des instants inconnus de leur existence, plus anciens ou plus tardifs, ou revivons les instants déjà connus, incessamment nouveaux pourtant. Avançant dans le roman, nous nous demandons avec délice lequel des personnages sera le prochain narrateur, nous espérons déjouer les ruses du romancier – toujours en vain. La composition de Et que le vaste monde poursuive sa course folle est un chant de louange au mystère de la personne humaine.
Colum McCann pratique ce jeu de séduction avec les noms mêmes de nombre de ses personnages, qui ne se dévoilent que tardivement, avec lenteur. Ainsi, nous n’apprenons le nom d’un des personnages centraux, narrateur du premier récit, qu’à la page 182. Ce délicat strip-tease des noms fait signe lui aussi vers le mystère des personnes humaines, évoquant avec grâce la nécessité de la profondeur du temps pour qu’émerge peu à peu, pour que s’éclaire un peu, par bribes furtives, toujours inattendues, le mystère d’une personne.
Tous ces récits ne racontent pourtant que deux histoires, qui n’en sont peut-être qu’une seule : le prodige du funambule qui, le 7 août 1974, dansa, pendant une demi-heure inoubliable, sur un mince câble suspendu entre les deux tours du World Trade Center – et la vie, toute aussi inoubliable et mystérieuse, du nommé Corrigan.
Cette traversée d’une demi-heure, mélange d’hybris et de sublime, est décrite, redécrite cent fois par McCann avec une force évocatrice superbe, vue par mille regards différents, toujours approfondie dans ses ambiguïtés. Sans cesse nouvelle, inouïe à nouveau. « L’espace d’un instant, presque rien ne se passe. Il n’est même plus là. Chuter ne lui effleure pas l’esprit. (…) Il est en deux secondes l’essence du mouvement, il peut faire ce qu’il veut. Dehors, dedans son corps, dans le bonheur d’appartenir à l’air, sans passé, sans avenir – et les caprices jaillissent sur le fil. Il transporte sa vie d’une extrémité à l’autre. (…) Etre un instant sans corps et venir à la vie. » Tout au long du roman, cette traversée du funambule entre souvent secrètement en écho avec l’effondrement du World Trade Center le 11 septembre 2001, événement historique et spirituel autour duquel le récit se construit en creux, en silence.
La vie de Corrigan, elle aussi, interroge la possibilité de l’effondrement métaphysique de l’Occident. Lui non plus, nous ne savons pas s’il va tomber, s’il traversera ou non le fil de la sainteté jusqu’au bout. Ni par quelle voie sa sainteté s’accomplira. Corrigan ? Je ne veux rien vous dire de lui. Sinon que vous pouvez le rencontrer. Sinon que ceux qui l’ont croisé, à l’instar de ceux qui ont aperçu un jour la beauté dansant sur un fil, s’en souviennent encore. Sinon que sa vie, ses paroles, sont beauté – c’est-à-dire qu’elles agissent dans la vie de ceux qui l’ont rencontré très longtemps après sa mort. Voilà enfin une définition sérieuse de la beauté.
Corrigan ? Corr ? Il est mort. Il est en vie. Il est le petit frère d’Aliocha, l’inoubliable Aliocha des Frères Karamazov. Il vit au milieu des putes du Bronx. Corrigan, Aliocha : on a beau faire, cela dépasse nos forces, on ne peut pas ne pas les aimer. On n’échappe pas à ces deux crétins : ils nous touchent page après page au fond du cœur, au fond de l’être, ils font pousser dans notre cœur d’étranges régions qui n’existent pas.
À propos de Corrigan, second funambule du roman, Adelita rapporte : « Il m’a dit un jour qu’il n’y a pas de meilleure foi qu’une foi chancelante. » Ecoutons aussi la voix d’une autre femme, qui n’a jamais connu Corrigan et qui l’aime : « Cendre et poussière, une clarté qui expurge la noirceur des choses. Ce qu’à petits pas nous faisons, nous imposons de la lumière et d’elle entretenons. (…) Pas à pas (…), nous trébuchons dans le silence, à petits bruits, nous trouvons chez les autres de quoi poursuivre nos vies. Et c’est presque assez. (…) Tourne le monde. Sous nos pas hésitants. Cela suffit. »
Chez Colum McCann, comme chez Tolstoï et Dostoïevski, l’art du roman rencontre l’espérance tout au fond de la noirceur de nos vies. Pour fêter ça, deux personnages de Et que le vaste monde poursuive sa course folle, un juge et un cuisinier grec, portent ce toast :
– À ceux qui ne tombent pas, a dit Harry.
– Et à ceux qui se redressent.
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