Dans un restaurant bon marché de Santiago de Cali, troisième ville du pays, on ne pouvait pas dire que l’émotion était palpable lors de la retransmission de la signature des accords de paix de la Havane, le jeudi 23 juin. Tandis qu’apparaissaient à l’écran Juan Manuel Santos, le président colombien, Rodrigo Londoño Echeverri alias Timochenko, dirigeant des Farc, Raul Castro, Ban Ki-moon pour l’Onu ou encore Enrique Peña Nieto, président du Mexique, l’attitude des clients frôlait l’indifférence ou presque. Il est vrai que la veille, la Colombie était éliminée de la Copa America par le Chili.
Huit millions de victimes
La signature de la paix de Santos pmet pourtant fin à plus de cinquante ans de guerre entre le gouvernement colombien et une guérilla bien ancienne, les Farc. D’inspiration marxiste, ce mouvement est officiellement né en 1967 de paysans fuyant la répression de l’armée. Dans un contexte où quelques dizaines de propriétaires contrôlaient alors les terres du pays et ses millions de paysans, et où toute action politique était réprimée par la force, il n’y avait malheureusement de grande alternative à la voie des armes.
Pendant cinquante ans, le gouvernement et les Farc se livrent alors une guerre sans merci, avec son lot d’horreurs et exactions. Huit millions de victimes en tout, dont le plus grand déplacement de population interne au monde (de nouveau depuis cette année, selon l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés), et ce devant la Syrie. A la fin des années 80, un accord permet pourtant aux Farc de participer à la vie politique du pays. Les guérilleros retirent alors leurs treillis pour fonder le parti Union patriote. Mais la tragédie suivant son cours, ce dernier verra des dizaines de ses membres assassinés par des groupes paramilitaires, avec l’appui de certains membres du gouvernement.
La suite est un sanglant festival d’extorsions, enlèvements et massacres du côté des Farc, bombardements et massacres du côté du gouvernement. A quoi s’ajoute le rôle des paramilitaires, milices sanguinaires de citoyens garants de l’ordre, qui ont tué selon les estimations cinq fois plus de colombiens que les Farc, rappelons-le. Mais dans un pays où la censure médiatique n’a rien d’exotique, les outrances des Farc indigneront beaucoup plus l’opinion que celles des groupes paramilitaires d’extrême droite, qui sont moins relayées.
Et maintenant ?
Le traité signé le 23 juin à Cuba, après plus de trois ans de pourparlers, met en place un cessez-le-feu définitif entre le gouvernement et les Farc. Il a été conclu que ces derniers pourraient maintenant participer à la politique du pays de façon légale, sans les armes, et qu’ils livreraient toutes ces dernières à l’Etat sur une période de six mois, en vue de leur destruction. Si l’événement a été éclipsé en France par le « Brexit », l’accord de paix est à juste titre à qualifier d’historique. Et dans un pays fort militarisé où en dix ans, près de 80 millions de dollars ont été dépensés dans la guerre, les sommes dégagées pourraient enfin servir à ce à quoi l’argent d’un Etat devrait avant tout servir : l’éducation, la santé, la culture et qui sait, subventionner des associations, voire des syndicats type CGT.
Mais cet accord ne dissimulerait-il pas une ruse des Farc pour s’emparer du pouvoir ? C’est ce que craignent les plus réfractaires, emmenés par le droitier populiste Alvaro Uribe, ancien président fort en gueule de la plus ancienne démocratie d’Amérique latine de 2002 à 2010. Et qu’en est-il des crimes des guérilleros ? Peut-on en effet demander simplement pardon pour ses crimes sans en attendre le moindre retour de bâton ? Sans tomber dans la loi du talion, on pourrait imaginer des procès justes, où les auteurs ou commanditaires des exactions soient condamnés à la juste mesure de leurs fautes. Dans le même temps, les Farc, qui ne souhaitent pas revivre l’expérience de l’Union patriote, ont obtenu des garanties de sécurités du gouvernement, ce qui irrite certains de leurs concitoyens.
D’une guérilla l’autre
Avec ce traité de paix, la Colombie ira-t-elle vraiment mieux ? N’y-a-t-il pas d’autres priorités ? se demandent d’autres, alors que ce conflit endiguait paradoxalement la contestation sociale tandis que les inégalités s’amplifiaient. Reste le cas de l’ELN (Ejercito de liberación nacional), guérilla aussi ancienne mais beaucoup moins puissante que les Farc. Elle a fait part de son désir de négocier la paix depuis peu. Néanmoins, un certain nombre de Colombiens ont peur, et ne font pas confiance à Santos, le président actuel. Santos, un manipulateur machiavélique qui aurait trahi son prédécesseur Alvaro Uribe et qui souhaite un Prix Nobel. Admettons. Mais qu’en est-il alors d’Uribe, qui a utilisé ce conflit pour promulguer les pires lois sociales (baisse d’un salaire minimum qui était déjà bien bas, baisse des tarifs des heures supplémentaires et des tarifs de nuit) sans trop de résistance, et qui flirte avec les paramilitaires d’extrême droite sans même s’en cacher ? Si Uribe reste relativement populaire, c’est essentiellement parce qu’avec l’appui des Etats-Unis, il avait militairement très affaibli les Farc, et que ces derniers ne correspondent plus aux aspirations du peuple depuis belle lurette.
Cependant, il était évident que ces guérilleros formés, armés et bien organisés pouvaient resurgir d’une façon ou d’une autre, et que le meilleur moyen pour les amadouer était de leur parler. C’est chose faite, bien que l’accord de paix puisse comporter des zones d’ombres. Mais même imparfait, un accord de ce type implique malheureusement quelques concessions, et reste une occasion unique dont on ne choisit pas toujours le moment opportun. L’écrivain Gabriel Garcia Marquez, longtemps mal vu dans son pays d’origine en raison de ses flirts avec les Farc, puis adulé lors de son Prix Nobel, se considérait comme un « conspirateur en faveur de la paix » (El País, La Havane, 2005). Posthumément, il a été entendu. Les Colombiens auront le dernier mot sur cette affaire lors d’un référendum, qui devrait avoir lieu en septembre. D’après l’hebdomadaire Semana, s’ils sont plutôt favorables au processus de paix, ils ne semblent guère prêts à la moindre concession aux Farc. Comme le dit Elda Neyis Mosquera (El nuevo siglo, 23 juin), ancienne guérillera repentie, « la Colombie n’est pas prête pour la paix. Il faut que les gens désarment leurs cœurs. Et c’est un travail ardu qu’il faudra entreprendre ».
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