Quand la littérature noire et rose s’affichait, sans honte, dans les gares
Le jour où les couvertures dénudées ont disparu des kiosques, nous avons changé d’époque et bradé une part de notre identité décorsetée. C’est à ce genre de signaux faibles qu’une civilisation s’évapore, qu’un lectorat se désagrège. Les gares perdirent en frivolité ce que les voyages gagnèrent en ennui. Les transports amoureux furent bannis des trains. La technostructure veillait à ce que notre pays se modernise et nettoie ses tourniquets de charme. Souvenez-vous, au carrefour des années 1970-1980, ils étaient remplis de livres au goût douteux et aux poses suggestives. Salaces, obscènes et dégradants, à rayer de la carte des territoires, oui, honteux dans une République avancée !
Regrettée Brigandine
Chaque mois, des nouveautés arrivaient toujours plus lascives, l’offre et la demande ne faiblissant jamais. Le public masculin était au rendez-vous, il en redemandait même, il ne semblait pas se lasser des titres détournés, cet humour périmé de garnison, et des filles qui dévoilent une partie de leur anatomie. Les hommes sont dégueulasses, par nature. Les chiffres de vente feraient aujourd’hui rougir les éditeurs habitués aux tirages faméliques. Le TGV orange filait sur les rails de l’expansion, il était temps de grandir un peu. Nous avions, Français, déjà une mauvaise réputation héritée de nos grands-pères tringleurs, gaudriole et mœurs légères, fesses hautes et mains pas très propres, le monde d’Avant vivait ses dernières minutes cochonnes.
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La VHS allait tuer la littérature érotico-polardeuse, le X se consommerait désormais dans l’intimité des salons, rythmant la vie des zones pavillonnaires, entre l’aérobic et les leçons de management de Nanard. C’est à partir de ce moment-là que les garçons ont délaissé les librairies au profit des jeux de balles. On commençait à cacher le sein libre et le téton vengeur sous de fallacieux prétextes. Il était question de protection des mineurs, on ne parlait pas encore de minorités. Mitterrand engageait la rigueur économique en oubliant l’indispensable raideur des corps. Le puritanisme américain, ce poison s’infiltrait dans tous les esprits. On s’offusquerait bientôt plus d’une culotte en dentelle sur la couverture d’un livre de poche que des SDF dormant sur le trottoir des villes. Cette production littéraire d’un autre temps n’intéresse plus que les nostalgiques et les chasseurs d’irrégulier, des journalistes bien informés, Vincent Roussel ou Olivier Bailly, y ont consacré une partie de leurs recherches, notamment à la Brigandine, maison débridée qui fit tant fantasmer.
Des couvertures qui ne laissaient pas de marbre
Cette forme de littérature était foisonnante et dissidente, de qualité inégale, jamais vraiment vulgaire, à la limite de la décence et du bon style, répondant à des exigences commerciales strictes, sans pour autant tomber dans le calibré et le formaté. Elle disait beaucoup de notre mentalité d’alors. Une façon finalement assez pudique de ne rien prendre au tragique et de rire de soi. Tout le contraire de notre époque qui judiciarise nos échanges. Les genres n’étaient pas si cloisonnés, toutes les intrusions étaient permises. Les auteurs, parfois des essayistes de renom, amélioraient leur ordinaire en se débraguettant. Ils ne chômaient pas. Il ne fallait pas mollir. Ce marché reposait sur le renouvellement sans cesse des collections. Les géants de la friperie espagnole n’ont rien inventé. On s’amusait donc à raconter des histoires coquines sur fond d’intrigues policières, en tâtant un peu toutes les disciplines, le polar noir, la science-fiction, l’anticipation, le roman rural ou prophétique, avec une part assumée de sexe, disons, un bon tiers de passages explicites pour mériter la disgrâce des bonnes gens. La fille qui s’exposait en couverture était le premier déclencheur de la lecture. Combien d’entre nous ont été happés par les SAS, les « Brigade Mondaine » ou les « Carré noir » ? Je me méfie des écrivains qui expliquent leur vocation par des écrits pesants et bavards, ce qui fait reluire l’intelligentsia, me fait fuir. Je me rappelle l’étrange sensation d’acheter, avec mon propre argent de poche, les enquêtes de Carter Brown et de son héros, le lieutenant Al Wheeler. Particulièrement, Les frangines en folie ou Du soleil pour les caves.
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Les blondes platines des couvertures ressemblaient à des danseuses du Crazy, en déshabillé faux léopard, la poitrine dardant d’une étole, le rouge à lèvres pourpre et le carré à la Mireille Darc. Tout me paraissait un peu démodé et attirant. James Hadley Chase usait des mêmes ficelles pour capter mes économies. Une couverture me revient en mémoire, celle de Vipère au sein, rien d’outrageant, seulement une mannequin abondamment frisée qui tenait un porte-cigarette, cette association anodine fit beaucoup d’effet sur la jeunesse berrichonne avant Maastricht. J’ai un faible pour les éditions Bébé noir et la Brigandine qui me ravissent par leur audace. Rien que les titres Le droit à la caresse, Le vice dans la vallée, Pelote d’Hellènes ou Les clystères de Paris me mettent en joie. Dès que je tombe sur un exemplaire dans la boîte d’un bouquiniste, je l’achète sans hésiter.